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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/66

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Histoire d’un paysan.

sarrau de grosse toile écrue serré sur les hanches, le pantalon aussi de toile, noué par un cordon sur les chevilles, et les souliers de cuir roux, sans talons, lacés en forme de bottines. Il était coiffé comme tous les paysans de notre temps, du vieux bonnet en bourre de laine, qu’on à mis depuis sur le drapeau de la République, et regardait tout pensif à droite et à gauche, du coin des yeux, comme si quelque chose avait dû nous surprendre. Ah ! c’est qu’à force de souffrir, on se méfie de tout. À chaque instant, le pauvre homme me disait :

« Michel, prends garde ! Ne disons rien !… Taisons-nous !… Ça finira mal !… »

Moi, j’avais plus de confiance ; l’habitude d’entendre maître Jean et Chauvel parler des affaires du pays, et de lire moi-même ce qui se passait à Rennes, à Marseille, à Paris, me donnait déjà plus de courage. Et puis, à dix-huit ans, le travail de la forge m’avait élargi les épaules ; le gros marteau de douze livres ne pesait pas trop lourd dans mes mains calleuses ; j’avais à peine un poil de barbe, mais cela ne m’empêchait pas de regarder mon homme en face : soldat, bourgeois ou paysan. J’aimais aussi me bien mettre ; les dimanches, je portais ma culotte de drap bleu, mes bottes montantes, ma veste de velours à la mode des forgerons ; et, puisqu’il faut le dire, je regardais les jolies filles avec plaisir, je les trouvais belles ; ça n’est pas défendu ! Enfin, voilà !

Tout le village était debout. Comme nous arrivions près de l’auberge, maître Jean et Valentin, dans la grande salle, les fenêtres ouvertes au large, vidaient ensemble une bouteille de vin et cassaient une croûte avant de partir. Ils étaient tous les deux en grande tenue : maître Jean, avec son habit de maître, à larges pans, son gilet rouge, la culotte bouclée sur ses gros mollets, et les boucles d’argent sur ses souliers ronds ; Valentin, en blouse de toile grise, le col et le devant festonnés de liserés rouges, un gros cœur d’argent fermant la chemise, le bonnet de paysan penché sur l’oreille. Ils nous virent et crièrent :

« Hé ! les voici ! les voici !… »

Nous entrâmes.

« Allons, Bastien, à la santé de notre bon roi ! » cria maître Jean en remplissant nos gobelets.

Et mon père, les larmes aux yeux, répondit :

« Oui, oui, Jean, à la santé de notre bon roi !… Vive notre bon roi !… »

C’était la mode alors de croire que le roi faisait tout ; on le regardait comme une espèce de bon Dieu qui veille sur ses enfants. Mon père aimait donc beaucoup le roi.

Nous bûmes, et presque aussitôt les notables

arrivèrent. C’étaient les mêmes que la veille, avec le grand-père Létumier, tellement vieux qu’il ne voyait plus clair, et qu’il fallait le conduire pas à pas pour l’empêcher de tomber. Malgré tout, il avait voulu voter ; et pendant qu’on allait chercher du vin, qu’on remplissait les gobelets et que, chacun disait son mot, criant :

« Eh bien, nous y sommes… c’est finit !… On va reconnaître les Baraquins ; tous voteront ensemble, soyez tranquilles !… »

Pendant qu’on se serrait la main, qu’on riait, qu’on trinquait, le pauvre vieux disait :

« Ah ! que la vie est longue ! que la vie est longue !… Mais c’est égal, quand on voit un jour pareil, on ne regrette plus ses misères. »

Maître Jean lui répondit :

« Vous avez raison, père Létumier, on ne compte plus les jours de pluie, de grêle et de neige quand la moisson arrive. Voici les gerbes !… Elles nous ont coûté de la peine, c’est vrai ; mais nous allons les battre, les vanner, les cribler ; nous aurons du pain, et s’il plaît à Dieu, nos enfants aussi. Vive le bon roi ! »

Et tous nous répétâmes :

« Vive le bon roi ! »

Les gobelets se choquèrent ; on aurait voulu s’embrasser. Ensuite on partit bras dessus, bras dessous, mon père et moi les derniers.

Tous ceux des Baraques, déjà réunis autour de la fontaine, en nous voyant en route, nous suivirent avec la clarinette et le tambour. Jamais on n’a rien entendu de pareil ; tout le pays était plein de musique et du son des cloches ; de tous les côtés on voyait sur les quatre chemins des files de gens qui dansaient, levaient leurs chapeaux, jetaient leurs bonnets en l’air et criaient :

« Vive le bon roi ! vive le père du peuple ! »

Les cloches se répondaient depuis la haute Montagne jusqu’au fond de la plaine ; cela ne finissait pas. Et plus on approchait de la ville, plus ce bourdonnement grandissait. Sur l’église, aux fenêtres des casernes, sur l’hôpital, partout flottaient les drapeaux de soie blancs, à fleurs de lis d’or. Non, jamais je n’ai rien vu d’aussi grand !

Plus tard, les victoires de la République, le canon qui grondait sur nos remparts, vous élevaient bien aussi le cœur, et l’on criait : « Vive la France ! Vive la nation !… Vive la République !… » avec fierté. Mais cette fois on ne Songeait pas à tuer des hommes, on pensait tout gagner d’un seul coup en s’embrassant les uns les autres.

Ces choses ne sont pas à peindre !

Comme nous approchions de la ville, voilà que le curé Christophe à la tête de ses parois-