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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/67

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Histoire d’un paysan.

siens, arrive à l’embranchement des deux chemins. Alors on s’arrête, on lève les chapeaux, On crie tous ensemble :

« Vive le bon roi ! »

Le curé et maître Jean s’embrassent ; et puis riant, chantant et jouant de la clarinette, faisant des roulements de tambour, les deux paroisses arrivent à l’avancée, déjà pleine de monde. Je vois encore la sentinelle du régiment de La Fère, sur la demi-lune, avec son grand habit blanc à revers gris de fer, son immense chapeau à cornes sur la perruque poudrée, le gros mousquet au bras, qui nous fait signe d’arrêter. Les ponts étaient encombrés de charrettes, de voitures ; tous les vieux se faisaient traîner à la mairie, tous voulaient voter avant de mourir ; un grand nombre pleuraient comme des enfants.

Après cela, qu’on dise que ceux de notre temps n’avaient pas un bon sens extraordinaire : depuis le premier jusqu’au dernier, ils voulaient tous avoir des droits.

Enfin, nous attendîmes là plus de vingt minutes avant de passer le pont, tant la presse était grande.

Mais c’est l’intérieur de la ville qu’il aurait fallu voir, les rues pleines de monde, les drapeaux innombrables à toutes les fenêtres. C’est là qu’il fallait entendre les cris de : « Vive le roi ! » commencer tantôt sur la place, tantôt près de l’arsenal, ou de la porte d’Allemagne, et faire le tour des remparts et des glacis, comme un roulement de tonnerre.

Une fois la vieille herse passée, vous ne pouviez plus avancer ni reculer, ni voir à quatre pas devant vous. Les cabarets, les tavernes, les brasseries, les rues Saint-Christophe, du Cœur-Rouge, des Capucins, — tout le long des deux casernes, de l’hôpital et jusque sous la halle aux grains, — ne formaient qu’une seule foule d’un bloc.

La messe du Saint-Esprit venait de commencer ; Mais comment s’approcher de l’église ? Les patrouilles du régiment de La Fère, elles-mêmes, avaient beau crier : « Gare !… gare !… » elles étaient repoussées dans tous les coins, et restaient l’arme au pied sans pouvoir en sortir.

Alors maître Jean se rappela que l’auberge de son ami Jacques Renaudot était proche, et sans rien nous dire, en nous faisant seulement signe d’arriver, il nous entraîna, le curé Christophe, Valentin, mon père et moi, jusque sur les marches du Cheval Blanc. Mais nous ne pûmes entrer que par la porte de derrière, dans la cuisine, car la grande salle était pleine Comme un œuf ; il avait fallu tout ouvrir, les Portes et les fenêtres, pour respirer.

La mère Jeannette Renaudot nous reçut bien et nous fit monter au premier dans une chambre encore vide, où l’on nous apporta du vin, de la bière et du pâté ; tout ce que nous voulions.

Les autres, en bas, regardaient de tous les côtés ; ils nous croyaient perdus dans la foule. Nous ne pouvions pourtant pas les appeler, ni les faire monter tous. Nous restâmes donc entre nous ; seulement, vers une heure de l’après-midi, quand la bonne moitié des villages avait déjà voté, et que ceux des Baraques tournaient au coin de Fouquet pour aller vers la place, nous sortîmes ; et, prenant par la rue de l’Hôpital, nous arrivâmes devant la mairie les premiers. On crut que nous étions là depuis longtemps, et chacun disait :

« Les voilà !… les voilà !… »

La vieille maison commune, avec son clocher, ses grandes fenêtres ouvertes au-dessous de l’horloge, sa voûte où s’engouffraient les villages l’un après l’autre, bourdonnait du haut en bas, comme un tambour. De loin, on aurait dit une fourmilière.

Les Baraquins devaient passer avant ceux de Lutzelbourg ; ils étaient entre l’ancienne citerne et le grand escalier qui monte à la voûte. Maître Jean, Valentin, mon père et moi, nous marchions alors en tête ; mais d’autres, ceux de Vilschberg, n’ayant pas encore fini de voter, il fallut attendre sur les marches assez longtemps. Et dans ce moment, comme le cœur de chacun battait en songeant à ce qu’il allait faire, et que derrière nous, sous les vieux ormes, après les cris de : « Vive le bon roi ! » se faisaient de grands silences, dans un de ces moments, j’entendis une voix claire, une voix que nous connaissions tous, celle de la petite Marguerite Chauvel, qui criait, à la manière des marchands d’almanachs :

« Qu’est-ce que le tiers état ? Qu’est-ce que le tiers état ? par M. l’abbé Sieyès. Achetez Qu’est-ce que le tiers état ?Assemblées des bailliages de Mgr le duc d’Orléans. Qu’est-ce qui veut les Assemblées des bailliages ? »

Alors, me tournant vers maître Jean, je lui dis :

« Entendez-vous la petite Marguerite ?

— Oui, oui, je l’entends depuis longtemps, dit-il. Quelles braves gens que ces Chauvel !… Ceux-là peuvent se vanter d’avoir fait du bien au pays. Tu devrais aller prévenir Marguerite d’envoyer son père. Il ne doit pas être bien loin. Ça lui ferait plaisir de s’entendre nommer. »

Aussitôt, écartant un peu les coudes, je retournai dans la foule jusqu’au haut des marches de la mairie, et j’aperçus de là Margue-