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Histoire d’un paysan.

les députés des paroisses venaient de se réunir. Et avant-hier matin, j’étais à Lixheim, en Lorraine.

— Tu es donc de fer ? lui dis-je en marchant près d’elle.

— Oh ! de fer ! pas tout à fait ; je suis un peu lasse tout de même. Mais le grand coup est porté, vois-tu ! ça marche ! »

Elle riait ; mais elle devait être bien lasse, car en approchant du petit mur qui longeait l’ancien verger de Furst, elle posa son panier au bord, et dit :

« Causons un peu, Michel, et reprenons haleine. »

Alors je lui pris son panier, et je le poussai tout à fait sur le mur en disant :

« Oui, respirons ! Ah ! Marguerite, tu fais un plus dur métier que nous autres !

— Oui, mais aussi ça marche ! dit-elle avec la même voix et le même coup d’œil que son père ; aussi nous pouvons dire que nous avons fait du chemin ! Nous avons déjà rattrapé nos anciens droits ; et maintenant nous allons en demander d’autres. Il faut que tout soit rendu, tout ! Il faut que tout soit égal… que les impôts soient les mêmes pour tous… que chacun puisse arriver par son courage et son travail. Et puis, il nous faut la liberté… Voilà ! »

Elle me regardait. J’étais dans l’admiration ; je pensais :

« Qu’est-ce que nous sommes donc, nous autres, à côté de ces gens-là ? Qu’est-ce que nous avons donc fait pour le pays ? Qu’est-ce que nous avons souffert ? »

Et, me regardant en dessous, elle dit encore :

« Oui, c’est comme cela ! Maintenant, les cahiers sont presque finis, nous allons en vendre par milliers, En attendant, moi, je cours seule. Nous n’avons que notre état pour vivre, il faut que je travaille pour deux, puisque le père aujourd’hui travaille pour tous. Je lui ai porté avant-hier douze livres, ça fera sa semaine ; j’en avais gagné quinze ! depuis, j’en ai gagné quatre, il me reste donc sept livres. J’irai le voir après-demain. Ça marchera ! Et, pendant les états généraux, nous vendrons tout ce qui se dira là-bas, au Tiers, s’entend !… Nous ne lâcherons pas… non ! Il faut que l’esprit marche… il faut qu’on sache tout… que le gens s’instruisent ! Tu comprends ?

— Oui, oui, Marguerite, lui dis-je ; tu parles comme ton père, ça me fait presque pleurer. »

Elle s’était assise sur le mur, à côté de son panier. Le soleil venait de se coucher ; le ciel, au fond, du côté de Mittelbronn, était comme de l’or avec de grandes veines rouges ;

et la lune pâle et bleue, sans nuages, montait à gauche au-dessus des vieilles ruines du château de Lutzelbourg. Je regardais Marguerite, qui ne parlait plus et qui regardait aussi ces choses, les yeux en l’air, je la regardais !… Elle avait le coude sur son panier ; et, comme je ne la quittais pas des yeux, elle le vit et me dit :

« Hé ! je suis bien couverte de poussière, n’est-ce pas ? »

Je lui demandai sans répondre :

« Quel âge as-tu maintenant ?

— Au premier dimanche de Pâques, dans quinze jours, dit-elle, j’aurai seize ans. Et toi ?

— Moi, j’en ai dix-huit passés.

— Oui, tu es fort, dit-elle en sautant du mur et repassant la bretelle sur son épaule. Aide-moi… Bon, j’y suis. »

Rien que de lever le panier, je sentis qu’il était terriblement lourd, et je dis :

« Oh ! c’est trop lourd pour toi, Marguerite ; tu devrais bien me le laisser porter. »

Alors, elle, marchant le dos courbé, me regarda de côté en souriant, et dit :

« Bah ! quand on travaille pour ravoir ses droits, rien n’est trop lourd ; et nous les aurons, nous les aurons !… »

Je n’osais plus répondre… J’avais le cœur gêné… J’étais dans l’admiration de Chauvel et de sa fille ; je les élevais dans mon esprit.

Marguerite ne paraissait plus fatiguée ; elle disait de temps en temps :

« Oui, là-bas, à Lixheim, ils se sont joliment défendus, ces nobles et ces moines. Mais on leur a répondu, on leur a dit ce qu’il méritaient d’entendre. Et tout sera dans le cahier, on n’oubliera rien. Le roi saura ce qu’on pense, et la nation aussi. Seulement, il faut voir les états généraux. Le père dit qu’ils seront bons ; je le crois. Nous verrons !… et nous soutiendrons nos députés ; ils pourront se reposer sur nous. »

Nous arrivions alors aux Baraques. Je reconduisis Marguerite jusqu’à leur porte. Il faisait nuit. Elle sortit la grosse clef de sa poche, et me dit en entrant :

« Encore une de passée !… Allons, bonne nuit, Michel ! »

Et je lui souhaitai le bonsoir.

En arrivant chez nous, le père et la mère étaient là qui m’attendaient ; il me regardèrent :

« Eh bien ? me dit la mère.

— Eh bien ! nous avons dansé.

— Et après ?

— Après, je suis revenu.

— Seul ?

— Oui.

— Tu ne les as pas attendues ?