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Histoire d’un paysan.

pas fermer l’œil. À force de tourner et de retourner ces choses dans ma tête, la sueur me couvrait le corps ; j’étouffais dans ce grenier, j’avais besoin d’air.

Finalement, sur les quatre-heures, je me lève et je descends. Le père ne dormait pas ; il me demanda :

« C’est toi, Michel ? Tu sors ?

— Oui, mon père, je sors. »

J’aurais bien voulu lui parler ; c’était le meilleur, le plus brave homme du monde, mais quoi lui dire ? La mère ne dormait pas non plus ; ses yeux brillaient dans l’ombre ; elle ne disait rien, et je sortis.

Dehors, le brouillard montait de la vallée. Je pris le sentier des troupeaux, sous les roches. Le brouillard perçait mon sarrau, cela me rafraîchissait le sang. J’allais devant moi. Ce que je pensais, Dieu le sait aujourd’hui ! Je voulais quitter les Baraques, aller à Saverne, aux Quatre-Vents ; un compagnon forgeron ne manque jamais d’ouvrage. L’idée d’abandonner le père, Mathurine et le petit Étienne me crevait le cœur ; mais je savais que la mère n’oublierait jamais les beaux champs des Létumier, qu’elle me les jetterait à la tête jusqu’à la fin des siècles. Tant d’idées vous traversent l’esprit, dans des moments pareils ! On n’y pense plus, on ne veut plus y penser, on les oublie.

Tout ce qui me revient, c’est que vers cinq heures, après la rosée, un beau soleil se leva : le soleil du printemps. La fraîcheur m’avait fait du bien ; je m’écriais en moi-même :

« Michel, tu resteras… tu supporteras tout ! Tu ne peux pas abandonner le père, non ! ni ton frère Étienne, ni ta petite sœur. C’est ton devoir de les soutenir. Que la mère crie… tu resteras ! »

Et dans ces pensées, je remontais au village, à travers les petits vergers et les jardins qui bordent la côte. Je m’affermissais en moi-même. Le soleil devenait toujours plus chaud ; les oiseaux chantaient, tout était rouge, la rosée tremblotait au bout des feuilles. Je voyais aussi la fumée blanche de notre forge monter lentement dans le ciel. Valentin était levé.

Je pressais le pas. Et comme j’arrivais près du village, tout à coup, de l’autre côté de la haie qui bordait le sentier, j’entendis piocher. Je regarde : Marguerite était là, derrière leur maison, qui piochait un coin de leur petit verger, pour y planter des pommes de terre. En me rappelant qu’elle était revenue la veille au soir, si fatiguée, je fus bien étonné ; je m’arrêtai contre la haie à la regarder longtemps ; et plus je la regardais, plus j’avais d’admiration pour elle.

Elle était là, tout affairée et courageuse, en petite jupe et gros sabots, ne songeant à rien qu’à son ouvrage. Et je vis, pour la première fois, qu’elle avait les joues brunes et rondes, le front petit, avec de beaux cheveux bruns plantés près des sourcils, et d’autres comme fin duvet autour des tempes, où s’arrêtait la sueur. Elle ressemblait à son père ; ses jambes et ses bras étaient secs, ses petits reins solides ; elle serrait les lèvres, et son sabot poussait la bêche en faisant craquer les racines. Le soleil qui perçait les grands pommiers en fleurs, s’étendait sur elle, avec l’ombre agitée des feuilles. La terre fumait, tout brillait ; on sentait d’avance qu’il allait faire très-chaud.

Après avoir longtemps regardé Marguerite, les paroles de la mère me revinrent : « Il en aime une autre. » Et je me dis : « C’est vrai, j’en aime une autre !… Celle-ci n’a pas de champs, pas de prés, pas de vaches ; mais elle a du courage, elle sera ma femme ! Nous aurons tout le reste. Mais d’abord, je veux la gagner, et je la gagnerai par mon travail ! »

Et depuis ce moment, jamais mon idée n’a changé ; je respectais Marguerite encore plus qu’avant ; l’idée ne m’est pas venue une seule fois qu’elle pouvait être la femme d’un autre.

Ayant donc pris en moi-même cette résolution, comme des gens descendaient le sentier pour aller travailler aux champs, je partis de là tout à fait décidé, plein de courage et même de contentement. J’entrai dans la rue. Valentin, les manches de chemise retroussées sur ses longs bras maigres, la poitrine et le cou nus, m’attendait depuis un instant devant la forge.

« Quel beau temps ! Michel, se mit-il à crier en me voyant-venir, quel beau temps ! Ah ! si c’était dimanche, nous ferions un bon tour au bois.

— Oui, lui répondis-je en riant et défaisant mon sarrau ; mais c’est lundi, papa La Ramée. Qu’est-ce que nous allons faire ce matin ?

— Le vieux Rantzau est venu nous apporter hier soir deux douzaines de haches à rechausser pour le Harberg ; et puis la charrette de Christophe Besme a besoin d’un moyeu.

— Bon, bon, lui dis-je, nous pouvons commencer. »

Jamais je ne m’étais senti plus de cœur au travail. Le fer était au feu. Valentin prit les pinces et le petit marteau ; moi, le merlin, et nous voilà partis.

Toutes les fois que dans ma vie j’ai vu clairement ce que je voulais, et qu’au lieu de rêvasser et de suivre ma routine au jour le jour, j’ai décidé quelque chose de difficile, qui demandait de l’attention et du courage, la bonne