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Histoire d’un paysan.

content. Je veux que tout le pays sache que les Baraques ont eu cette gloire d’envoyer le quatrième député du bailliage à Metz ; un homme que les autres ne connaissaient pas et que nous avons connu, que nous avons choisi, et qui seul a fait plus pour soutenir les droits du peuple que cinquante autres. Mais nous recauserons de tout cela. Chauvel a fermé le bec des plus vieux procureurs, des plus fins avocats et des plus huppés richards de la province ! »

Maître Jean avait sans doute bu quelques bons coups en route ; il parlait tout seul, en étendant ses grosses mains et gonflant ses joues rouges, comme il faisait toujours à la fin d’un bon dîner. Nous l’écoutions dans l’étonnement et l’admiration.

Nicole mettait la nappe pour souper ; cela rétablit le silence ; chacun réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.

Au moment où j’allais partir, maître Jean me dit :

Tu préviendras aussi ton père qu’il est invité par son vieux camarade Jean Leroux, car nous sommes de vieux camarades : nous avons tiré à la milice ensemble en cinquante-sept ! Tu lui diras ça. Pour demain, à midi juste, tu entends, Michel ? »

Il me tenait la main, et je lui répondis :

« Oui, maître Jean ; c’est un grand honneur que vous nous faites.

— Quand on invite d’aussi braves gens que vous, dit-il, on se fait de l’honneur et du plaisir à soi-même. Et maintenant, bon soir ! »

Alors je sortis. Jamais maître Jean, mon parrain, ne m’avait dit d’aussi bonnes choses sur mon père, et je l’en aimais encore plus qu’avant, si c’était possible.

XIV

En rentrant chez nous, je dis aux parents que le père et moi nous étions invités à dîner de lendemain chez maître Jean, avec les notables des Baraques. Ils comprirent quel honneur on nous faisait, et le père en fut tout attendri. Longtemps il parla de son tirage à la milice, en l’an cinquante-sept, lorsque Jean Leroux et lui s’en allaient bras dessus, bras dessous par la ville, des rubans à leurs tricornes ; et puis de mon baptème, où son vieux camarade avait accepté d’être parrain. Il rappelait ces souvenirs dans les moindres détails, et s’écriait :

« Ah ! le bon temps ! Ah ! le bon temps !… »

La mère aussi était contente ; mais comme elle n’en voulait, au lieu de montrer sa joie, elle continuait de filer sans rien dire. Malgré

cela, le lendemain les chemises blanches et les habits de fêtes étaient prêts sur la table ; elle avait tout lavé, tout séché, tout mis en ordre de bonne heure. Et quand, vers midi, le père et moi nous descendîmes la grand’rue en nous tenant par le bras, elle nous regardait de la porte et criait aux voisins :

« Ils vont au grand dîner des notables, chez maître Jean Leroux ! »

Le pauvre vieux père, appuyé sur mon bras, me disait en souriant :

« Nous sommes aussi beaux que le jour des élections. Depuis, il ne nous est pas arrivé de mal ; pourvu que cela continue, Michel. Surveillons bien notre langue, on parle toujours trop dans un grand dîner. Prenons garde à nous ; tu m’entends ?

— Oui, mon père, soyez tranquille, je ne dirai rien. »

Il tremblait toujours comme un pauvre lièvre poursuivi depuis des années de bruyère en bruyère ; et combien d’autres lui ressemblaient alors ! presque tous les vieux paysans élevés sous les seigneurs et les couvents, et sachant trop bien que pour eux il n’y avait pas de justice.

Pour entreprendre quelque chose, il faut que la jeunesse commence, avec de vieux entêtés comme Chauvel, qui ne changent et ne reculent jamais. Si les paysans avaient dû faire la Révolution de 89 tout seuls, et si les bourgeois n’avaient pas commencé, nous serions encore en 88 ! Que voulez-vous ? À force de souffrir, on perd courage ; la confiance vient du bonheur, et puis l’instruction manquait.

Mais on devait voir en ce jour ce que fait le bon vin. Nous étions encore à cent pas de l’auberge, que nous entendions déjà les éclats de rire et les joyeux propos des notables arrivés avant nous. Le grand Létumier, Cochart, Claude Huré, le charron, Gauthier Courtois, l’ancien canonnier, et maître Jean causaient debout, au coin de la grande table couverte de sa nappe blanche ; et quand nous entrîmes, nous fûmes en quelque sorte éblouis par les carafes, les bouteilles, les assiettes de vieille faïence peinte, les fourchettes et les cuillères fraîchement étamées, qui reluisaient d’un bout à l’autre de la salle.

« Hé ! voici mon vieux camarade Jean-Pierre ! » s’écria maître Jean, en venant à notre rencontre.

Il avait sa veste de forgeron à boutons de hussard, la perruque tortillée et liée par un gros flot sur la nuque, la chemise ouverte, le ventre bien arrondi dans sa large culotte, les bas de laine et les souliers à boucles d’argent. Ses grosses joues rouges tremblotaient de con-