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Histoire d’un paysan.

« Ceux qui crient là-dedans se portent bien. »

Les notables s’étant rassis, on remplit encore une fois les verres, tandis que Catherine et Nicole apportaient les grandes tartes à la crême, et que Marguerite enlevait le restant des gigots, des jambons et de la salade.

Tous les yeux se tournaient du côté de Chauvel, pour voir ce qu’il allait répondre. Lui, tranquillement assis au haut de la table, le bonnet de coton au bâton de sa chaise, les joues pâles et les lèvres serrées, avait l’air de loucher, et tenait son verre tout pensif. Le vin de Ribeaupierre l’avait un peu agacé sans doute, car au lieu de répondre à la santé des autres, il dit d’une voix claire :

« Oui, le premier pas est fait ! Mais ne chantons pas encore victoire ; il nous reste beaucoup à faire avant de ravoir nos droits. L’abolition des priviléges, de la taille, des aides, de la gabelle, des péages, des corvées, c’est déjà beaucoup demander ; les autres ne lâcheront pas facilement ce qu’ils tiennent, non ! ils batailleront, ils se défendront contre la justice ; il faudra les forcer ! Ils appelleront à leur aide tous les employés, tous ceux qui vivent de leurs places et qui pensent s’anoblir. Et, mes amis, ce n’est encore là que le premier point, ce n’est encore là que la moindre des choses ; je crois que le tiers état gagnera cette première bataille ; le peuple le veut ; le peuple, qui supporte ces charges iniques, soutiendra ses députés.

— Oui, oui, jusqu’à la mort ! crièrent le grand Létumier, Cochart, Huré, maître Jean, en serrant les poings ; nous gagnerons, nous voulons gagner !… »

Chauvel ne bougeait pas, quand ils eurent fini de crier, il continua comme si personne n’avait rien dit :

« Nous pouvons l’emporter pour toutes les injustices que le peuple ressent, et qui sont trop criantes, trop claires ; mais à quoi cela nous servira-t-il, si, plus tard, les états généraux une fois dissous et les fonds de la dette votés, les nobles rétablissent leurs droits et priviléges ? Ce ne serait pas la première fois, car nous en avons eu d’autres, d’états généraux, et tout ce qu’ils avaient décidé en faveur du peuple n’existe plus depuis longtemps. Ce qu’il nous faut après l’abolition des priviléces, c’est la force d’empêcher qu’on les rétablisse. Cette force est dans le peuple, elle est dans nos armées. Il ne faut pas vouloir un jour, un mois, une année, il faut vouloir toujours, il faut empêcher que les gueux, les filous ne rétablissent lentement, tout doucement et d’une manière détournée, ce que le tiers, appuyé sur la nation, aura renversé ! Il faut que l’armée soit avec nous ; et, pour que l’armée soit avec

nous, il faut que le dernier soldat, par son courage et son esprit, puisse monter de grade en grade, jusqu’à devenir maréchal et connétable, aussi bien que les nobles, m’entendez-vous ?

— À la santé de Chauvel ! » s’écria Gauthier Courtois.

Mais lui, étendant la main pour empêcher les autres de répondre, continua :

« Les soldats alors ne seront plus assez bêtes pour soutenir la noblesse contre le peuple ; ils seront et resteront avec nous ! — Et puis, écoutez bien ceci, car c’est le principal : pour que l’armée et le peuple ne puissent plus être trompés ; pour qu’on ne puisse plus les aveugler jusqu’à détruire eux-mêmes leur propre avancement et défendre ceux qui remplissent les places qu’ils devraient avoir, il faut la liberté de parler et d’écrire pour tout le monde. Si on vous fait une injustice, à qui réclamez-vous ? Au supérieur. Le supérieur vous donne toujours tort ; c’est tout simple : l’employé exécute ses ordres ! Mais si vous pouviez réclamer devant le peuple ; si le peuple nommait lui-même les supérieurs, alors on n’oserait pas vous faire d’injustice ; et même il ne pourrait pas en exister, puisque vous mettriez vos employés à la raison, en leur retirant votre voix. Mais il faut que les gens s’instruisent pour comprendre ces choses, et voilà pourquoi l’instruction paraît si dangereuse aux nobles ; voilà pourquoi dans les églises on vous prêche : « Heureux les pauvres d’esprit ! » Voilà pourquoi nous voyons tant de lois contre les livres et les gazettes ; voilà pourquoi ceux qui veulent nous éclairer sont forcés de se sauver en Suisse, en Hollande, en Angleterre. Plusieurs sont morts à la peine ! mais non, de pareils hommes ne meurent jamais ; ils sont toujours au milieu du peuple pour le soutenir ; seulement il faut les lire, il faut les comprendre. C’est à leur santé que je bois ! »

Alors Chauvel nous tendit son verre, et tous ensemble nous criâmes :

« À la santé des braves gens ! ».

Beaucoup ne savaient pas de qui Chauvel avait voulu parler, mais, c’est égal ils criaient tout de même ; et tellement qu’a la fin la mère Catherine arriva nous prévenir de ne plus tant crier, que la moitié du village était sous nos fenêtres, et que nous avions l’air de nous rebeller contre le roi.

Valentin sortit aussitôt, et mon père se mit à me regarder, comme pour savoir s’il était temps de nous sauver.

« Allons, c’est bon, Catherine, répondit maître Jean ; nous avons dit ce que nous avions à nous dire, maintenant c’est assez. »