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Page:Erckmann–Chatrian — Histoire d’un paysan.djvu/84

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Histoire d’un paysan.

Tout le monde se taisait. On se passait les corbeilles de noix et de pommes. Dehors, dans la rue, on entendait nasiller une vielle.

« Eh ! dit Létumier, voici Mathusalem ! »

Et maître Jean cria :

« C’est bon ! qu’on le fasse entrer… Il arrive bien !… »

Marguerite sortit aussitôt, et nous amena le vieux Mathusalem, que tout le monde connaissait au pays. Son vrai nom était Dominique Saint-Fauvert, et tous les anciens vous diront qu’on n’a jamais vu d’homme aussi vieux sur ses jambes. Il devait avoir près de cent ans. Sa figure était si jaune et si ridée, qu’on aurait dit un pain d’épice, et qu’on reconnaissait à peine la forme de son nez, de son menton et la place de ses petits yeux, couverts de gros sourcils blancs comme un caniche. Il avait un grand feutre gris, plié devant et le bord relevé tout droit en visière, avec une plume de coq. Les manches de sa souquenille et le revers de sa culotte étaient fendus et liés par des cordons tout du long, en forme de maillot, et les airs qu’il jouait devaient venir au moins du temps des Suédois ; rien que de les entendre, on avait envie de pleurer.

« Hé ! c’est vous, Mathusalem, lui cria maître Jean, avancez ! avancez !… »

Il lui tendait un grand verre de vin, que le vieux Dominique prit en saluant de trois côtés par un signe de tête. Ensuite il but tout doucement, ses petits yeux fermés. La mère Catherine, Marguerite et Nicole se tenaient derrière ; nous le regardions tout attendris.

Maître Jean, — lorsqu’il rendit le verre, — lui demanda de chanter quelque chose. Mais le vieux Mathusalem lui répondit qu’il ne chantait plus depuis des années. Et comme nous étions dans l’attendrissement, il se mit à jouer un air tellement vieux et doux, que personne ne le connaissait ; on se regardait l’un l’autre. Tout à coup, mon père dit :

« Ah ! c’est l’air des Paysans !… »

Et toute la table s’écria :

« Oui !… oui !… c’est l’air des Paysans ! Jean-Pierre, tu vas le chanter ! »

Je ne savais pas que mon père chantait bien, je ne l’avais jamais entendu. Lui disait :

« J’ai tout oublié !… Je ne sais plus le premier mot ! »

Mais, comme Chauvel l’engageait, et que maître Jean soutenait qu’on n’avait jamais entendu mieux chanter autrefois que son ami Jean-Pierre, à la fin, les joues rouges et les yeux baissés, il toussa doucement et dit :

« Puisque vous le voulez absolument… eh bien ! je vais essayer de me le rappeler. »

Et tout de suite il chanta l’air des Paysans en

suivant la vielle, mais d’une voix si douce et si triste, qu’on croyait voir nos pauvres vieux, dans les anciens temps, gratter la terre en attelant leurs femmes a la charrue ; et puis les soldats pillards venir leur prendre la récolte ; et puis le feu monter sur leurs villages de paille, les moissons s’envoler en étincelles, les femmes et les filles entraînées dans les chemins détournés ; et la famine, la maladie, la grande pendaison… toutes les misères !… cela traînait, traînait, et ne finissait plus !

Moi, malgré le bon vin, au troisième couplet j’étais déjà la figure sut la table, à sangloter, pendant que Létumier, Huré, Cochart, maître Jean et deux ou trois autres chantaient le refrain, comme on chante à l’enterrement de ses père et mère.

Marguerite aussi chantait. Sa voix montait comme une plainte de femme qu’on attèle et qu’on entraîne : c’était terrible, les cheveux vous en dressaient sur la têle.

Et regardant autour de moi, je vis que nous étions tous plus pâles que des morts. Chauvel, au bout de la table, les lèvres serrés, regardait comme un loup.

Enfin, le père se tut ; la vielle grinçait encore ; Chauvel dit :

« Jean-Pierre, vous avez bien chanté !… Vous avez chanté comme un de nos anciens, parce que vous avez senti les mêmes choses ; et nos pères à nous tous, nos grands-pères, et tous ceux, hommes et femmes, dont nous descendons depuis mille ans, les ont senties ! »

Et comme on se taisait, il cria :

« Mais la vieille chanson est finie… Il faut qu’une autre commence ! »

Et d’un coup, tous ceux qui se trouvaient là, moi le premier, nous étions debout et nous criions :

« Oui, il faut qu’une autre chanson commence… nous avons trop souffert !

— C’est ce qu’on verra bientôt ! dit Chauvel. À cette heure, dame Catherine nous a prévenus de ne pas crier ; elle a raison, ici cela ne sert à rien ! »

Maître Jean alors entonna seul la chanson du forgeron, avec sa grosse voix. Valentin venait de rentrer ; nous l’accompagnions ensemble ; et cette chanson nous rendit un peu la joie ; elle était aussi triste, mais elle était forte ; le refrain disait que le forgeron forge le fer !… Cela laissait entendre bien des choses, et l’on souriait.

En ce jour, bien d’autres chansons furent chantées, et des bonnes ! Mais celle du père, je ne l’oublierai jamais, et quand j’y pense je m’écrie encore :

« Oh ! grande, oh ! sainte révolution ! Que