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Histoire d’un paysan.

se passait à Paris, et ce que nous devions espérer des nobles et des évêques, s’ils étaient restés nos maîtres :

« À Jean Leroux, maître forgeron aux Baraques-du-Bois-de-Chênes ; près de Phalsbourg.

Ce 1er  juillet 1789.

Vous avez dû recevoir une lettre du 6 mai dernier, où je vous annonçais notre arrivée à Versailles. Je vous disais que nous avions trouvé, moyennant quinze livres par mois, un logement convenable chez Antoine Pichot, maître bottier, rue Saint-François, dans le quartier Saint-Louis, vieille ville. Nous demeurons toujours au même endroit, et si vous avez quelque chose à nous écrire, le principal est de bien mettre l’adresse.

Je voudrais savoir ce que vous espérez des récoltes cette année. Que maître Jean et Michel m’écrivent à ce sujet. Ici, nous avons toujours eu des temps d’orages, de grandes averses ; par-ci par-là, quelques rayons de soleil. On craint une mauvaise année ; qu’en pensez-vous ? — Marguerite désire avoir des nouvelles de notre petit verger et surtout de ses fleurs ; notez cela.

Vous vivons dans cette ville comme des étrangers. Deux de mes confrères, le curé Jacques, de Maisoncelle, près de Nemours, et Pierre Gérard, syndic de Vic, bailliage de Toul, sont dans la même maison que nous ; eux au dessous et nous tout en haut, avec un petit balcon sur la ruelle. Marguerite fait le marché pour nous et la cuisine aussi. Tout va bien. Le soir, dans la chambre de M. le curé Jacques, nous réglons nos idées ; je prends ma prise, Gérard fume sa pipe et nous finissons toujours par nous entendre plus ou moins.

Voilà pour nos affaires. Passons à la nation.

C’est mon devoir de vous tenir au courant de ce qui se passe ; mais depuis notre arrivée nous avons eu tant de contrariétés, tant d’ennuis, tant de traverses ; les deux premiers ordres, et principalement celui de la noblesse, nous ont montré tant de mauvaise volonté, que je ne savais pas moi-même où nous pourrions aboutir. Du jour au lendemain les idées changeaient ; on avait confiance, et puis on désespérait. Il nous a fallu bien de la patience et du calme, pour forcer ces gens à se montrer raisonnables ; ils ont eu trois fois le marché en main ; et c’est en voyant que nous allions nous passer d’eux et faire la constitution tout seuls qu’ils se sont enfin décidés à venir prendre part à l’assemblée et délibérer avec nous.

Je ne pouvais donc rien vous donner de cer-

tain,

mais aujourd’hui la partie est gagnée, et nous allons tout reprendre en détail depuis le commencement.

Vous lirez cette lettre aux notables, car ce n’est pas pour moi seul que je suis ici, c’est pour tout le monde ; et je serais un gueux de ne pas rendre compte de leurs propres affaires à ceux qui m’ont envoyé. Comme j’ai pris mes notes jour par jour, je n’oublierai rien.

En arrivant à Versailles, le 30 avril, avec trois autres députés de notre bailliage, nous sommes descendus à l’hôtel des Souverains, encombré de monde. Je ne vous raconterai pas ce que l’on paye un bouillon, une tasse de café, cela fait frémir. Tous ces gens-là, les domestiques et les hôteliers, sont valets de père en fils ; cela vit de la noblesse, qui vit du peuple, sans s’inquiéter de ses misères. Un bouillon de deux liards chez nous coûte ici la journée de travail d’un ouvrier aux Baraques ; et c’est tellement reçu, que celui qui fait la moindre réclamation passe pour un va-nu-pieds ; les autres le regardent d’un œil de mépris : c’est la mode de se laisser voler et dépouiller par cette espèce de gens.

Vous pensez bien que cela ne pouvait pas me convenir ; quand on a gagné son pain honnêtement et laborieusement depuis trente-cinq ans, on sait le prix des choses, et je ne me suis pas gêné pour faire venir le gros maître d’hôtel en habit noir, et lui dire ma façon de penser sur son compte. C’était la première fois qu’il recevait de pareils compliments. Le drôle voulait avoir l’air de me mépriser, mais je lui ai rendu son mépris avec usure. Si je n’avais pas été député du tiers état, on m’aurait mis à la porte ; heureusement cette qualité fait respecter son homme. Je me suis laissé dire le lendemain, par mon confrère Gérard, que j’avais scandalisé toute la valetaille de l’hôtel, j’en ai ri de bon cœur. Il faut que le salut et la grimace d’un laquais ne soient pas au même taux que le travail d’un honnête homme.

Je tenais à vous raconter cela d’abord, pour vous montrer à quelle race nous avons affaire.

Enfin, le lendemain de notre arrivée, après avoir couru la ville, je retins mon logement, et j’y fis transporter mes effets. C’était une bonne trouvaille ; les deux confrères que je vous ai nommé me suivirent aussitôt. Nous sommes là entre nous, et nous vivons au meilleur marché possible.

C’est le 3 mai jour de la présentation au roi, qu’il aurait fallu voir Versailles ; la moitié de Paris encombrait les rues ; et le lendemain, à la messe du Saint-Esprit, ce fut encore plus extraordinaire : on voyait du monde jusque sur les toits.