Mais, avant tout, il faut que je vous parle de la présentation.
Le roi et la cour demeurent dans le château de Versailles, sur une sorte de coteau, comme celui de Mittelbronn, entre la ville et les jardins. En avant du château s’étend une cour en pente douce ; des deux côtés de la cour, à droite et à gauche s’élèvent de grands bâtiments, où logent les ministres ; dans le fond est le palais. Ces choses se voient d’une lieue, en arrivant par l’avenue de Paris, large quatre à cinq fois comme nos grand’routes et bordée de beaux arbres. La cour est fermée devant par une grille d’au moins soixante toises. Derrière le château s’étendent les jardins, remplis de jets d’eau, de statues et d’autres agréments pareils. Combien de milliers d’hommes ont dû mourir à la peine dans nos champs, et payer les tailles, les gabelles, les vingtièmes, etc., pour élever ce palais ! Après cela, les nobles et les laquais y vivent bien. Il faut du luxe, à ce que l’on dit, pour que le commerce roule ; et pour avoir du luxe à Versailles, les trois quarts de la France tirent la langue depuis cent ans !…
Nous étions avertis de la présentation par des affiches et de petits livres qui se vendent En quantité dans ce pays, les gens vous arrêtent au collet pour vous en faire prendre.
Plusieurs députés du tiers trouvaient mauvais qu’on nous eût avertis par des affiches, tandis que les membres des deux premiers ordres avaient reçu des avis directs. Moi, je n’y regardais pas de si près, et je me mis en route vers midi, avec mes deux confrères, pour la salle des Menus. C’est dans cette salle des Menus que se tiennent les états généraux ; elle est construite en-dehors du château, dans la grande avenue de Paris, sur la place d’anciens ateliers dépendant du magasin des Menus-Plaisirs de S. M. le roi. Ce que sont les grands et menus plaisirs du roi, je n’en sais rien ; mais la salle est très-belle. Deux autres l’avoisinent et sont disposées, l’une pour les délibérations du clergé, l’autre pour celles de la noblesse.
Nous partîmes de la salle des Menus en cortége, entourés du peuple qui criait : « Vive le tiers état ! » On voyait que ces braves gens comprenaient que nous les représentions, surtout la masse des Parisiens arrivés de la veille.
la grille, en avant du palais, était gardée par des Suisses, ils éloignèrent la foule et nous laissèrent passer, Nous arrivâmes donc dans la cour et puis dans le palais, où nous montâmes un escalier, les marches couvertes de tapis, et les voûtes semées de fleurs de lis d’or. Le long des deux rampes se tenaient de superbes laquais, tout chamarrés de broderies. J’estime qu’ils étaient bien dix de chaque côté jusqu’en haut.
Une fois au premier, nous entrâmes dans une salle plus belle, plus grande et plus riche que tout ce qu’on peut dire ; je prenais cela pour la salle du trône : c’était l’antichambre.
Enfin, au bout d’environ un quart d’heure, s’ouvrit une porte en face, et celle-là, maître Jean, nous conduisit dans la vraie salle de réception, voûtée magnifiquement avec de grosses moulures, et peinte comme on ne peut pas se représenter de peintures. Nous étions en quelque sorte perdus là-dedans ; mais autour se tenaient debout des gardes du roi, l’épée nue ; et tout à coup sur la gauche, dans le silence, nous entendîmes crier :
« Le roi !… Le roi !… »
Cela se rapprochait toujours ; et le maître des cérémonies, arrivant le premier, répéta lui-même :
« Messieurs, le roi ! »
Vous me direz, Maître Jean, que tout cela n’est que de la comédie ; sans doute ! Mais il faut reconnaître qu’elle est très-bien entendue, pour exalter l’orgueil de ceux qu’on appelle grands, et pour frapper de respect ceux qu’on regarde comme petits. Le grand maître des Cérémonies, M. le marquis de Brezé, en costume de cour, auprès de nous, pauvres députés du tiers, en habits et culottes de drap noir, semblait d’une espèce supérieure ; et son air faisait assez voir qu’il le pensait lui-même. Il s’approcha de notre doyen en saluant, et presque aussitôt le roi s’avança seul, à travers le salon. On avait mis un fauteuil pour lui, dans le milieu, mais il resta debout, le chapeau sous le bras ; et M. le marquis ayant fait signe à notre doyen de s’avancer, il le présenta, puis un autre ; ainsi de suite, par bailliage. On lui disait le nom du bailliage, il le répétait, et le roi ne disait rien.
À la fin pourtant, il nous dit que c’était son bonheur de voir les députés du tiers état. Il parle lentement et bien. — C’est un très-gros homme, la figure ronde, le nez, les lèvres et le menton gros, le front en arrière. — Ensuite il sortit, et nous repartîmes par une autre porte.
Voilà ce qu’on appelle une présentation.
En rentrant chez nous, j’ôtai mon habit noir et ma culotte, mes souliers à boucles, et mon chapeau. Le père Gérard monta, puis le curé. Notre journée était perdue ; mais Marguerite avait préparé pour nous un gigot à l’ail, dont nous mangeâmes la moitié de bon appétit, en vidant un cruchon de cidre et causant de nos affaires. Gérard et bon nombre d’autres députés du tiers se plaignaient de cette présentation, disant qu’elle aurait dû se faire les trois ordres réunis. Ils pensaient que, d’après cela, nous pouvions juger à l’avance que la cour