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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS

l’exaspération du docteur, lorsqu’il vit autour de la porte tout le village réuni, Jean-Claude Wachtmann en tête, Hubert le forgeron à sa droite, et Christina Bauer à sa gauche. Une rougeur subite empourpra sa figure vénérable, et ses yeux, d’habitude calmes et méditatifs, lancèrent les éclairs d’une noble indignation.

Il se mit brusquement en selle et s’écria :

« Faites place ! »

Mais la foule ne bougea point, et maître Frantz crut même apercevoir un sourire moqueur sur toutes les lèvres, comme pour le défier de sortir.

« Allons, mes amis, faites-moi donc place, reprit-il d’un ton moins décidé ; je vais voir mes malades dans la montagne. »

Ce mensonge, contraire à son système, lui coûta beaucoup ; et pourtant les paysans, qui connaissaient toute sa bonté, n’en tinrent aucun compte.

« Nous savons tout, s’écria la grosse Catherine en feignant de verser des larmes dans son tablier, nous savons tout ! Martha nous a tout dit : vous voulez quitter le village. »

Mathéus allait répondre, quand Jean-Claude Wachtmann, d’un seul geste, imposa silence à tout le monde ; puis il vint s’établir en face du docteur pour l’accabler de ses regards, tira majestueusement ses lunettes de leur étui, les enfourcha sur son grand nez, déploya son papier d’un air grave, promena de nouveau ses regards sur la foule, pour lui commander l’attention, et se mit enfin à lire le chef-d’œuvre suivant, d’un accent solennel, en s’arrêtant aux points et aux virgules et en gesticulant comme un véritable prédicateur :

« Quand le grand Antiochus, empereur de Ninive et de Babylone, forma le dessein ambitieux de sortir de son royaume, pour aller faire la conquête des cinq parties du monde, dans le but coupable de se couvrir de lauriers, son ami Cinéas lui dit : « Grand Antiochus, illustre rejeton de tant de rois, empereur de Babylone, de Ninive et de la Mésopotamie, terre située entre le Tigre et l’Euphrate ; guerrier magnanime et invincible, daignez prêter l’oreille aux paroles touchantes de votre ami Cinéas, homme sensé qui se prosterne à vos genoux et qui ne peut vous donner que les meilleurs conseils… Qu’est-ce que la gloire, grand Antiochus, qu’est-ce que la gloire ? Une vaine fumée, semblable à une ombre épaisse qui n’a pas le moindre corps pour la soutenir… La gloire ! le fléau de l’humanité, qui renferme la peste, la guerre et la famine, l’opprobre et la désolation ! Quoi ! illustre Antiochus, vous voulez abandonner votre femme, une auguste reine toute remplie de vertus, et vos pauvres enfants qui se tordent les bras et se couvrent de cendres ? Quoi ! vous auriez l’âme assez dure et perverse pour précipiter dans l’abîme de la désolation ce peuple qui vous adore, ces femmes nubiles, ces hommes mûrs, ces enfants à la mamelle et ces vieillards aux cheveux blancs comme la neige du mont Ida, dont vous êtes en quelque sorte le père ?… Vous entendez leurs cris, leurs larmes… leurs… »

Il ne put continuer, car la foule se prit d’un seul coup à fondre en larmes ; les femmes sanglotaient, les hommes soupiraient, les enfants piaillaient et toute la maison était remplie de gémissements.

En ce moment Claude Wachtmann se dressa sur la pointe des pieds et promena son grand nez de droite à gauche, pour s’assurer que chacun faisait son devoir. Il aperçut le petit Jacques Purrus, enfant incorrigible, qui venait de grimper sur l’échelle de la grange, et retenait par la queue le chat gris de la vieille Martha, ce qui faisait pousser des miaulements lugubres à la pauvre bête. Il lui fit un signe menaçant du doigt, et le petit drôle, se rappelant ses ordres, jeta des cris perçants comme la trompette du jugement dernier.

Alors Claude Wachtmann jouit de son triomphe, car on n’avait jamais rien entendu de pareil.

La figure de Frantz Mathéus exprimait la consternation ; cependant lorsqu’il entendit Cinéas parler au grand Antiochus, un sourire imperceptible effleura ses lèvres ; il fit encore un pas, de sorte que la tête de Bruno se trouvait en dehors du cercle.

Jean-Claude leva la main, et tout le monde se tut comme par enchantement.

« Illustre docteur Mathéus, reprit-il, semblables aux habitants de Babylone… »

Mais au même instant Frantz Mathéus, sans écouter la fin, piqua des deux et Bruno partit comme un ouragan à travers haies, jardins, moissons, broussailles, écrasant les choux de l’un, les navets de l’autre, le blé de celui-ci, l’avoine de celui-là, enfin comme un véritable possédé.

Les cris de la foule le poursuivaient, mais il ne tournait pas seulement la tête et traversait déjà la grande prairie communale.

Jean-Claude avait la figure longue et jaune comme un cierge, il levait ses grands bras et criait :

« Je n’ai pas fini, je n’ai pis encore lu le passage de Nabuchodonosor changé en bœuf par orgueil, avec des plumes d’aigle ! Écoutez