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LE BOUC D’ISRAEL.


LE


BOUC D’ISRAËL


Tout le monde connaît à Tubingue l’histoire déplorable du seigneur Kasper Évig et du juif Élias Hirsch. — Kasper Évig faisait la cour à mademoiselle Éva Salomon, la fille du vieux marchand de tableaux de la rue de Jéricho. Un jour il trouva mon ami Élias dans la boutique du brocanteur, et lui détacha, je ne sais sous quel prétexte, trois ou quatre soufflets bien appliqués.

Élias Hirsch, qui venait de commencer sa médecine depuis cinq mois, fut sommé par le conseil des étudiants de provoquer le seigneur Kasper en duel, ce qu’il fit avec une extrême répugnance, car un seigneur est nécessairement très-fort sur les armes.

Cela n’empêcha pas Élias de se fendre à propos, et de passer son fleuret entre les côtes dudit seigneur, circonstance qui gêna considérablement la respiration de celui-ci, et l’envoya dans l’autre monde en moins de dix minutes.

Le rector Diemer, instruit de ces détails par les témoins, les écouta froidement et leur dit :

« C’est très-bien, Messieurs. Il est mort, n’est-ce pas ?… Eh bien ! qu’on l’enterre. »

Élias fut porté en triomphe comme un nouveau Matathias, mais bien loin d’en tirer gloire, il fut atteint d’une mélancolie profonde.

Il maigrissait, il gémissait et soupirait ; son nez, déjà si long, semblait grandir encore à vue d’œil, et souvent le soir, lorsqu’il traversait la rue des Trois-Fontaines, on l’entendait murmurer :

« Kasper Évig, pardonne-moi, je n’en voulais pas à ta vie ! — Malheureuse Éva, qu’as-tu fait ?… Par ta coquetterie inconsidérée, tu as excité deux hommes intrépides l’un contre l’autre ; et voilà que l’ombre du seigneur Kasper me poursuit jusque dans mes rêves. Éva !… malheureuse Éva, qu’as-tu fait ?… »

Ainsi gémissait ce pauvre Élias, d’autant plus à plaindre que les fils d’Israël ne sont pas sanguinaires, et que le Dieu fort, le Dieu jaloux leur a dit :

« Le sang innocent retombera sur vos têtes de génération en génération ! »

Or, une belle matinée de juillet, que je vidais des chopes à la brasserie du Faucon, Élias Hirsch entra, la mine défaite comme d’habitude, les joues creuses, les cheveux épars autour des tempes et le regard abattu. — Il me posa la main sur l’épaule et me dit :

« Cher Christian, veux-tu me faire un plaisir ?

— Pourquoi pas, Élias, de quoi s’agit-il ?

— Faisons un tour de promenade à la campagne, je désire te consulter sur mes souffrances. Toi qui connais les choses divines et humaines, tu pourras peut-être m’indiquer un remède à tant de maux. J’ai la plus grande confiance en toi, Christian. »

Comme j’avais déjà pris mes cinq ou six