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MAITRE DANIEL ROCK.

ments rouges, et fièrement dressé sur ses ergots, comme un coq qui va chanter.

Tout le monde s’approchait pour l’entendre ; lui poursuivait ses roulements avec enthousiasme.

Polack avait jadis été sauvage dans la grande hutte de la contate à Strasbourg ; il avait tambouriné sur trois caisses à la fois, désespérant tous les artistes de l’armée par la délicatesse de son jeu , comme il le disait lui-même. On aurait bien voulu le retenir là-bas, mais il s’était sacrifié : il n’avait pu se résoudre à priver la montagne de ses talents.

L’idée vint aussitôt à maître Daniel qu’il allait être question des étrangers de l’auberge du Cygne. Il s’avança donc au milieu de la foule qui se pressait autour de Hans, attendant avec impatience la fin de ses roulements.

Enfin le petit homme, après trois ou quatre fioritures brillantes, s’écria :

« Monsieur le maire Zacharias Piper fait savoir aux membres du conseil municipal de Felsenbourg et des environs, qu’il y aura réunion extraordinaire à la mairie, aujourd’hui dimanche, après la messe, pour délibérer sur les affaires de la commune. »

Ayant dit cela, Hans Polack descendit la grande rue en se dandinant sur les hanches, et en tambourinant une marche de fantaisie. Les enfants le suivaient en cadence.

Maître Daniel dit à Christian, qui se trouvait là par hasard dans la foule, de reconduire Thérèse, et s’achemina vers la maison commune tout rêveur.

La mairie de Felsenbourg est une grande bâtisse carrée construite en pierres de taille, les fenêtres arquées , la porte en plein cintre ; un escalier droit conduit au premier étage, où se tiennent les séances du conseil : représentez-vous une vaste salle planchéiée de sapin, quatre fenêtres au fond, une table massive recouverte d’un tapis vert au milieu, des chaises autour, un seul fauteuil pour M. le maire ; puis, dans l’un des angles, à droite, un fourneau de fonte en pyramide.

Ce local nu, sans ornements, les murailles blanchies à la chaux, était aux yeux du père Rock l’image de la stérilité et de la misère des nouveaux temps. Lui qui se figurait sans cesse des seigneurs armés de toutes pièces dans leurs grandes salles gothiques, sculptées, armoriées, illustrées de magnifiques peintures, commandant à des serviteurs innombrables, tous costumés d’une manière pittoresque, ayant auprès d’eux des fous, des nains, de grands lévriers, des oiseaux rares pour les amuser, des prélats tout chamarrés d’or pour les sermonner, et des guerriers bardés de fer pour leur obéir, il ne pouvait concevoir que dix ou douze paysans comme lui, coiffés de tricornes râpés et vêtus de toile grise ou de drap marron, fussent les véritables maîtres du pays. Souvent, lorsque le petit tisserand Wéberlé, sec, jaune, minable, prenait la parole et disait :

«Je demande ceci… je veux cela ; »

Quand le gros aubergiste Kalb, le nez bourgeonné, les oreilles longues et flasques, les joues pendantes, les yeux arrondis à fleur de tête comme une grenouille, bégayait d’une voix pâteuse :

« Je propose de changer… Je soutiens qu’il faut faire ;… »

Ou quand d’autres membres du conseil, bûcherons, charpentiers, laboureurs , les mains roides et crevassées, le front sillonné de grosses rides, l’œil terne, ayant enfin l’air de ne pouvoir réunir dans leur crâne épais quatre idées claires ; quand ces gens-là s’écriaient :

« Nous voulons ! »

Alors il se sentait confondu de tant d’audace. Il s’imaginait voir un de ces anciens seigneurs armé de la lance, le cimier du casque balayant le plafond… il se le représentait entrant tout à coup dans la salle du conseil, regardant les pygmées accoudés là sous la présidence du maire Zacharias Piper, et partant d’un éclat de rire à faire sauter les vitres :

« Quoi ! ce sont là vos maîtres !… Ha ! ha ! ha !… Qu’on les pende !… qu’on les pende un peu aux créneaux de la tourelle… pourvoir leur mine ! »

Et lui, se figurant ces choses, voyait en rêve le petit tisserand se traîner à genoux, le gros aubergiste bégayer : « Grâce ! » le maire rester sans voix, et il répétait :

« Oui… voilà ce que nous sommes… voilà nos maîtres ! »

Tel fut précisément le spectacle qui s’offrit aux regards du vieux forgeron, lorsqu’il franchit le seuil. Messieurs les membres du conseil se trouvaient déjà tous réunis, se demandant l’un à l’autre :

« Que se passe-t-il ?… Pourquoi sommes-nous convoqués ? »

Et personne ne pouvait répondre, attendu que M. le maire n’était pas encore là.

Maître Daniel, debout sous la porte, regarda quelques instants cette table et ces figures du haut de sa grande taille, puis il s’avança, serra la main en passant à son vieil ami Bénédum, et fut s’asseoir tout soucieux en face du fauteuil de M. le maire, devant les fenêtres qui l’éclairaient en plein.