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MAITRE DANIEL ROCK.

C’était sa place ordinaire. Il suspendit son tricorne à l’un des bâtons de sa chaise, puis, écartant les coudes sur la table, il se prit le front dans une de ses larges mains d’un air d’ennui profond.

Rien ne l’accablait, ne le fatiguait, comme d’entendre de vains propos, des opinions d’hommes qui ne sont rien, qui ne savent et ne peuvent rien… Cela lui produisait l’effet d’une ridicule et pitoyable comédie.

Plusieurs conversations particulières bourdonnaient autour de lui… il n’y faisait pas plus attention qu’au murmure du feuillage devant sa porte, les jours où l’enclume frissonnait sous le poids des masses.

Au bout de dix minutes environ quelqu’un dit :

« Voici M. le maire. »

Alors Daniel Rock leva sa grosse tête lentement, bâilla jusqu’aux oreilles, et, sans déranger ses coudes, regarda d’un œil dédaigneux M. Zacharias Piper, qui venait d’ouvrir la porte et s’avançait d’un pas furtif.

M. Zacharias portait un habit noir à queue de morue, des lunettes, un gilet blanc et une montre dans son gilet. Il avait été clerc d’huissier autrefois à Saverne, puis il avait eu la chance d’épouser la fille d’un riche paysan de la Steinbach, laquelle aimait les messieurs et ne voulait pas être une simple paysanne comme sa mère. M. Zacharias espérait devenir juge de paix, en remplacement du médecin Omacht qui se faisait vieux. Dans cet espoir, pour se donner des titres, il remplissait depuis cinq ans les fonctions de maire avec zèle, enregistrant de sa propre main les actes de naissance, de mariage et de décès, et faisant une visite tous les quinze jours à M. le sous-préfet de Sarrebourg, qui daignait l’inviter quelquefois à dîner au bout de sa table.

Cet être déconcertait la pénétration de maître Daniel ; il ne savait à quoi le comparer : était-ce un procureur, un tabellion, un vidame, un bailli dont parlent les chroniques ? Il n’en savait rien. Ses joues creuses, son nez pointu, ses formes allongées, son habit noir en queue de morue, son gilet blanc et sa montre, tout lui déplaisait dans cet homme. Aucune des manières de voir, aucun des raisonnements de M. le maire ne lui paraissait inspiré par le sens commun, et les opinions de maître Daniel ne jouissaient pas d’un meilleur crédit auprès de l’ancien clerc d’huissier.

Donc Zacharias Piper ayant pris place dans le fauteuil, toutes les figures du conseil municipal se dirigèrent de son côté, le vieux forgeron lui-même arrêta ses regards sur cette tête longue et blême, mais avec une expression équivoque qui pouvait se traduire À peu près ainsi :

« Que va-t-il nous dire encore, celui-là ?… Quelque chose d’absurde… Voyons un peu. »

Il se fit un grand silence.

M. le maire déposa sur la table un volumineux portefeuille, sembla vouloir y chercher quelque chose, puis jetant un terne regard sur l’assemblée attentive, il débuta comme il suit :

« Messieurs, je vous apporte une excellente nouvelle de la sous-préfecture, une nouvelle qui va faire le bonheur du pays, une nouvelle qui double la valeur de vos propriétés, qui assure le pain à vos enfants, et qui change la face de nos montagnes de fond en comble. Car, messieurs, il ne faut pas vous le dissimuler, nous sommes en retard de trois siècles sur les peuples qui nous entourent… Nous vivons de racines et de légumes comme au temps de Yéri-Hans et de Hugues le Borgne ! Combien en est-il parmi nous qui mangent de la viande de boucherie plus de trois fois l’an ? On pourrait les compter… Cependant, partout ailleurs, en Lorraine, en Alsace, les plus malheureux sont assurés d’avoir la soupe aux choux et le petit salé tous les dimanches. Nous végétons et nous dépérissons… C’est M. le sous-préfet lui-même qui me l’a dit ; nous sommes conservés, pour ainsi dire, en serre-chaude dans nos montagnes, simultanément avec les préjugés, le fanatisme et l’ignorance du XIIIe siècle, plantes parasites très-nuisibles au progrès de la civilisation. Tel est le triste tableau de la vérité, messieurs ! Oui, nous sommes en serre chaude… On appelle serre chaude des endroits isolés, où l’on conserve les légumes en hiver… M. le sous-préfet m’a fait voir la sienne et m’a dit : « Voilà comme vous êtes dans vos montagnes. » J’en ai frémi jusqu’à la moelle des os… Et ce qu’il y a de pis, c’est que nous croyons encore être très heureux ! »

M. le maire se tut un instant, comme épouvanté de sa propre éloquence, et tous les membres du conseil, Wéberlé, Kalb, Stenger, Bénédum, tous se regardaient l’un l’autre, stupéfaits et consternés de savoir enfin qu’ils étaient si malheureux.

Le maire poursuivit :

« Il faut que cela finisse… le gouvernement a les yeux sur nous… il s’est dit : « Ces malheureux habitants de Felsenbourg, au milieu de leurs bois, languissent dans l’ignorance et la barbarie, notre devoir est de les éclairer ; nous allons donc ouvrir un chemin de fer de Paris à Strasbourg, dans l’intérêt de ces peuplades misérables, qui nous béniront dans les