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Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/201

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MAITRE DANIEL ROCK.

niques. Il déposa son large feutre sur la table et tomba dans un abîme de méditations.

Bientôt ses fils arrivèrent ; ils étaient en manches de chemise, la poitrine nue, la face encore animée par le jeu.

Le vieillard, admirant leurs larges épaules, se dit en lui-même :

« Allons, la famille des Rock n’est pas encore éteinte… Malheur à ceux qui porteraient la main sur elle ! »

Mais, se calmant ensuite, il s’écria :

« Garçons, asseyez-vous… j’ai besoin de vous consulter. — Et toi, Thérèse, tu peux sortir ; il s’agit d’affaires sérieuses, où les femmes ne doivent pas être mêlées. »

Thérèse entra dans la cuisine.

Les fils du forgeron étaient tout étonnés de ce qu’ils venaient d’entendre. Maître Daniel Rock ne consultait jamais personne ; il ne connaissait que sa propre manière de voir en toutes choses, et s’indignait de la moindre observation. Or, maintenant il voulait prendre leur avis, et cela leur paraissait extraordinaire.

Lui, devinant leur pensée, ajouta :

« Vous êtes des hommes… votre père aujourd’hui a besoin de conseils… Où pourrait-il en trouver de meilleurs que parmi ses propres enfants… parmi ceux qui partagent ses intérêts et sa vie ? Asseyez-vous donc et écoutez-moi. »

Ils s’assirent, et maître Daniel commença le récit de la séance du conseil municipal, racontant toutes choses avec ordre, rappelant chaque parole des uns et des autres, et ne déguisant rien de la vérité ; pourtant sa voix tremblait : il était facile de voir que l’outrage du maire faisait encore bouillonner son sang.

Ses fils l’écoutaient avidement, comme stupéfaits de l’audace de Zacharias Piper, de la trahison de Bénédum et du calme de leur père dans ces circonstances orageuses.

« Ainsi, s’écria maître Daniel quand il eut fini cette étrange histoire, ainsi voilà que Daniel Rock, le dernier représentant de la plus vieille famille de nos montagnes, le seul dont les ancêtres ont défriché ces bois, le seul qui conserve encore les vieilles mœurs, les coutumes d’une race antique et respectable, le voilà forcé de se taire devant un Zacharias Piper, revêtu de son gilet blanc et de son habit noir ; devant un intrus qui se donne des airs de grand seigneur, avec une montre et des lunettes, et qui ne s’inquiète pas plus de notre pays que de la basse Alsace ou de la Lorraine ! Pourvu qu’il obtienne une bonne place, n’importe où, le reste, il s’en soucie fort peu. Et cet homme me dit à moi : « Daniel Rock, taisez-vous ! » Et il faut que je me taise ! Et tout le monde, tous les anciens habitants du village, les Diemer, les Kalb, les Bénédum, lui donnent raison ! tous m’empêchent de le déchirer de mes propres mains ! tous me crient : « Maître Daniel, prenez garde ! » comme s’il s’agissait d’un Dieu. Tous l’approuvent, le respectent, le vénèrent parce qu’il leur promet de l’argent, parce qu’il leur annonce de gros bénéfices, parce qu’il leur fait voir le moyen de vendre leurs planches et leur bétail. L’argent est tout ; l’honneur et les vieilles mœurs ne sont plus rien ! On met Daniel Rock à la porte du conseil, et l’on croit que tout est fini !… »

Le vieux forgeron se tut un instant ; sa figure osseuse avait une expression épouvantable, d’autant plus épouvantable qu’elle était calme, pâle, que son grand nez se recourbait en griffe, et que ses lèvres tremblantes se tordaient par un sourire bizarre.

« Et l’on croit que tout est fini ! reprit-il lentement ; eh bien, on a tort… oui, on a tort ! Daniel Rock est sorti du conseil, c’est vrai, mais il est debout sur la côte : — la côte est à lui. — Si le vieux juif est venu la marchander avec ses ruines et ses bruyères, c’est que le chemin de fer doit passer là, car Élias ne jette pas son argent par les fenêtres. — C’est là que Daniel Rock est debout et qu’il attend le marteau sur l’épaule : — malheur à celui qui voudra passer ! Je vous le dis, garçons, malheur aux premiers qui sauteront le fossé ! que Dieu leur fasse grâce ! ce sera une belle bataille… une de ces batailles comme on en voit dans nos chroniques… Ha ! ha ! ha !… Ceux qui viendront après nous pourront l’écrire ! — Maître Daniel tombera… il faut qu’il tombe… c’est écrit… Mais il aura fait mordre la poussière à plus d’un brigand, avant de recevoir le coup de la mort. »

Le vieillard, parlant de la sorte, s’enivrait de son idée ; il souriait, ses yeux brillaient. Un vieil aigle qui va fondre sur sa proie n’a pas l’air plus heureux, plus enthousiaste.

Ses fils le contemplaient avec admiration ; leurs figures énergiques reflétaient son ardeur de carnage : ils mâchaient à vide sans murmurer un mot.

« Voilà ce que j’ai résolu, dit maître Daniel d’un accent plus calme ; je ne courrai pas à leur rencontre, je les attendrai. Quant à vous, c’est autre chose : vous êtes jeunes, vous êtes laborieux, vous avez encore de longues années à vivre… Moi, je suis las de ce nouveau monde… je suis las de voir ces nains qui viennent nous faire la loi… qui se rapprochent de plus en plus, et nous gouvernent avec leurs