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LE TRÉSOR DU VIEUX SEIGNEUR.

que ses yeux se retournaient dans leurs orbites et qu’une écume rosée couvrait ses lèvres.

« — Père Zulpick ! » m’écriai-je.

« Il ne répondit pas.

« Aussitôt je compris qu’il venait d’être frappé d’apoplexie foudroyante. Était-ce la vue de l'or ! Était-ce pour avoir violé son serment, en me refusant ma part du butin ? Était-ce parce que son heure était venue comme viendra la nôtre ? Que sais-je ? je ne m’en inquiétai pas ; la peur d’être surpris en de telles circonstances auprès de ce cadavre me glaçait le sang. On n’aurait pas manqué de m’accuser d’avoir assassiné Zulpick, ce pauvre vieillard sans force, pour m’emparer de son bien. Que faire ? me sauver et le laisser là… Ce fut ma première idée ; mais tout en gravissant l’escalier, le désespoir de perdre les richesses que j’avais tant convoitées me fit redescendre. J’arrachai des mains de Zulpick la coupe et l’épée, que ses doigts roidis tenaient comme des serres, et je les replaçai sur le cercueil ainsi que la couronne. Puis, chargeant le corps sur mon épaule, et prenant la lampe à terre, je remontai jusqu’au caveau supérieur. Là, j’étendis le vieux cordier sur son grabat, et, repoussant la terre dans l’escalier, je remis la dalle à sa place. Cela fait, j’entr’ouvris doucement la porte de la cave, regardant tout inquiet sur la place déserte. Tout dormait aux environs. Il n’était pas deux heures du matin, la lune mélancolique étendait les grandes ombres noires de Saint-Étienne sur la neige durcie. Je m’échappai vers le Schlossgarten et me glissai dans ma chambre par l’entrée du parc.

« Le lendemain, tout Brisach apprit que Zulpick était mort d’un coup de sang. Son enterrement eut lieu le jour suivant ; les vieilles commères du village, les mariniers, les flotteurs, le conduisirent en procession au cimetière.

Moi, je continuai durant trois semaines à traîner ma charrette. À cette époque eut lieu la vente aux enchères publiques de la cave, du grabat, de la chaise et du vieux bahut de Zulpick ; et comme il me restait les deux cents florins que j’avais gagnés à votre service, je me rendis acquéreur du tout pour la somme de trois goulden, ce qui ne laissa pas d’émerveiller le voisinage et maître Durlach lui-même. Comment un simple domestique pouvait-il posséder trois goulden ? Je fis voir à M. Durlach la note que vous m’aviez remise, et il n’y eut plus d’objections à ce sujet. Bientôt même le bruit courut au pays que j’étais un richard, qui traînait des charrettes pour accomplir un vœu de contrition. D’autres prétendaient que je m’étais déguisé en domestique, pour racheter à bas prix les décombres de Vieux-Brisach, et les revendre ensuite en bloc à l’empereur d’Autriche, lequel se proposait de reconstruire les châteaux des Hapsbourg de fond en comble à l’instar du XIIe siècle, d’y remettre de vieux reîtres, des chapelains et des évêques. Quelques-uns, plus judicieux, inclinaient à croire que je voulais fonder tout bonnement, à Brisach, une fabrique de chapeaux de paille comme il s’en trouve en Alsace.

« Mlle Fridoline n’était plus la même avec moi depuis mon acquisition ; elle ne savait trop que penser de tous les bruits qui circulaient sur mon compte, et se montrait plus timide, plus réservée qu’autrefois. Je la voyais rougir à mon approche, et lorsque j’annonçai l’intention de retourner dans mon pays, elle devint fort triste. Il me parut même le lendemain qu’elle avait pleuré, circonstance qui me fit grand plaisir, car j’avais résolu d’accomplir mon rêve dans toutes ses parties, et ce qui m’en restait n’était pas le moins agréable.

« Que vous dirai-je encore, mon cher monsieur Furbach ? La suite de mon histoire est facile à comprendre. Lorsque, enfermé la nuit dans ma cave, la porte bien close, je redescendis dans le caveau, et que je me vis cette fois bien en possession du trésor ; lorsque je calculai ces immenses richesses, et que je me dis qu’à l’avenir le besoin ne saurait m’atteindre, comment vous exprimer le sentiment de reconnaissance qui s’empara de tout mon être ? Comment traduire en paroles les actions de grâces qui s’élevèrent du fond de mon âme ?

« Et plus tard, quand j’eus opéré à Francfort l’échange de quelques centaines de mes pièces d’or, chez le banquier Kummer, émerveillé de l’antiquité de cette monnaie remontant aux croisades, et que je revins à Vieux-Brisach en grand seigneur, sur le dampschiff Hermann que j’avais attendu tant de fois les pieds dans la neige, comment vous peindre l’étonnement, le ravissement de Fridoline, toute rouge, tout émue, en me voyant prendre place à la table des voyageurs ; les félicitations affectueuses du père Durlach et la confusion de Katel, qui s’était permis de me tutoyer et de me traiter même quelquefois de fainéant, lorsque je lui paraissais trop mélancolique, et que je soupirais au coin de l’âtre ! Pauvre Katel, elle le faisait dans les meilleures intentions du monde, elle me rudoyait un peu pour relever mon courage ; mais alors, qu’elle parut confuse, interdite et stupéfaite, d’avoir maltraité ce grand personnage qu’elle voyait là, gravement installé devant la table, dans son witchoura vert-dragon, doublé de zibeline !