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LE BLANC ET LE NOIR.

D’ailleurs, comment expliquer par le chatouillement nerveux l’arrivée de Saphéri Mutz à la brasserie ? comment expliquer l’épouvante du malheureux, qui le forçait à se livrer lui-même, et la perspicacité merveilleuse de Blitz lorsqu’il nous disait : « Chut ! écoutez… il arrive… que le Seigneur nous protège ! »

En résumé, toutes mes préventions contre le monde invisible disparurent, et des faits nouveaux vinrent me confirmer dans cette manière de voir.

Environ quinze jours après la scène dont j’ai parlé plus haut, Saphéri Mutz avait été transféré par la gendarmerie dans les prisons de Fribourg. Les mille rumeurs éveillées par la mort de Grédel Dick commençaient à s’assoupir ; la pauvre fille dormait en paix derrière la colline des Trois-Fontaines, et les gens s’entretenaient des prochaines vendanges.

Un soir, vers cinq heures, au sortir du grand entrepôt de la douane, où j’avais dégusté quelques pièces de vin pour le compte de Brauer, qui se fiait plus à moi, sous ce rapport, qu’à lui-même, la tête un peu lourde, je me dirigeai par hasard dans la grande allée des Platanes, derrière l’église Saint-Étienne.

Le Rhin déployait à ma droite sa nappe d’azur, où quelques pêcheurs jetaient leurs filets ; à ma gauche s’élevaient les antiques fortifications de la ville. L’air commençait à se rafraîchir, le flot chantait son hymne éternel, les brises du Schwartz-Wald agitaient le feuillage ; et comme j’allais ainsi, ne songeant à rien, tout à coup les sons d’un violon frappèrent mon oreille.

J’écoutai.

La fauvette à tête noire ne met pas plus de grâce, de délicatesse, dans l’exécution de ses trilles rapides, ni d’enthousiasme dans le jet de son inspiration. Mais cela ne ressemblait à rien ; cela n’avait ni repos ni mesure : c’était une cascade de notes délirantes d’une justesse admirable, mais dépourvues d’ordre et de méthode.

Et puis, à travers l’élan de l’inspiration, quelques traits aigres, incisifs, vous pénétraient jusqu’à la moelle des os.

« Théodore Blitz est ici, » me dis-je en écartant les hautes branches d’une haie de sureau au pied du talus.

Alors je me vis à trente pas de la poste, près du guévoir couvert de lentilles d’eau, où des grenouilles énormes montraient leur nez camard. Un peu plus loin s’élevaient les écuries avec leurs larges hangars, et la maison d’habitation toute décrépite. Dans la cour, entourée d’un mur à hauteur d appui et d’une grille vermoulue, se promenaient cinq ou six poules, et sous la grande échoppe couraient des lapins, la croupe en l’air, la queue en trompette ; ils me virent et disparurent comme des ombres sous la porte de la grange.

Pas un autre bruit que le murmure du fleuve et la fantaisie bizarre du violon ne s’entendait.

Comment diable Théodore Blitz était-il là ?

L’idée me vint qu’il expérimentait sa musique sur la famille des Mutz, et, la curiosité me poussant, je me glissai derrière le petit mur d’enceinte, pour voir ce qui se passait à la ferme.

Les fenêtres en étaient toutes grandes ouvertes, et, dans une salle basse, profonde, aux poutres brunes, de plain-pied avec la cour, j’aperçus une longue table servie avec toute la somptuosité des fêtes de village ; plus de trente couverts en faisaient le tour ; mais ce qui me stupéfia, ce fut de ne voir que cinq personnes en face de ce grand service : le père Mutz, sombre et rêveur, en habit de velours noir à boutons de métal, sa large tête osseuse,grisonnante, contractée par une pensée fixe, ses yeux caves en arrêt devant lui ; — le gendre, figure sèche, insignifiante, le col de sa chemise remontant jusqu’au-dessus de ses oreilles ; — la mère, en grand bonnet de tulle, l'air égaré ; — la fille, assez jolie brune, coiffée d’un béguin de taffetas noir à paillettes d’or et d’argent, le sein enveloppé d’un fichu de soie aux mille couleurs ; — enfin, Théodore Blitz, le tricorne sur l’oreille, le violon serré entre l’épaule et le menton, ses petits yeux scintillant, la joue relevée par une grosse ride, et les coudes allant et venant comme ceux d’une cigale qui râcle son ariette stridente dans les bruyères.

Les ombres du soleil couchant, la vieille horloge avec son cadran de faïence à fleurs rouges et bleues, le coin d’une herse sur lequel retombait le rideau de l’alcôve à carreaux gris et blancs, et surtout la musique de plus en plus discordante, me produisirent une impression indéfinissable : je fus saisi d’une véritable terreur panique. — Était-ce l’effet du rudesheim que j’avais trop longtemps respiré ? Étaient-ce les teintes blafardes du soir qui venait ? Je l’ignore ; mais, sans regarder davantage, je me glissais tout doucement, les reins courbés le long du mur, pour regagner la route, quand un chien énorme bondit vers moi de toute la longueur de sa chaîne, et me fit pousser un cri de surprise.

« Tirik ! » cria le vieux maître de poste.

Et Théodore, m’ayant aperçu, s’élança de la salle en criant :

« Eh ! c’est Christian Spéciès ! Entrez donc, mon cher Christian ; vous arrivez à propos ! »