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LE CABALISTE HANS WEINLAND.

LE CABALISTE


HANS WEINLAND

Notre professeur de métaphysique Hans Weinland était ce que les cabalistes appellent un archétype, grand, maigre, le teint plombé, les cheveux roux, le nez crochu, l’œil gris, la lèvre ironique, surmontée d’une longue moustache à la prussienne.

Il nous émerveillait tous par les évolutions de sa logique, par l’enchaînement de ses arguments, par les traits moqueurs, acérés, qui lui venaient aussi naturellement que les épines sur un buisson de ronces.

Malgré toutes les traditions universitaires, cet original portait d’habitude un grand chapeau tromblon surmonté d’une plume de coq, une redingote à brandebourgs, des pantalons très-larges, et des bottes à la hussarde ornées de petits éperons d’argent, ce qui lui donnait une tournure assez belliqueuse.

Or, un beau matin, maître Hans, qui m’aimait beaucoup, et m’appelait parfois, en clignant les yeux d’une façon bizarre, « le fils du dieu bleu, » maître Hans entra dans ma chambre et me dit :

« Christian, je viens te prévenir que tu peux chercher un autre professeur de métaphysique : je pars dans une heure pour Paris.

— Paris !… Qu’allez-vous faire à Paris ?

— Argumenter, discuter, ergoter… que sais-je ? fit-il en haussant les épaules.

— Alors autant rester ici.

— Non, de grandes choses se préparent.

Et d’ailleurs j’ai d’excellentes raisons pour détaler. »

Puis allant entr'ouvrir la porte et voir si personne ne pouvait nous entendre, il revint et me dit à l’oreille :

« Tu sauras que j’ai passé, ce matin, une rapière de trois coudées dans le ventre du major Krantz.

— Vous ?

— Oui. — Figure-toi que cet animal avait poussé l’audace jusqu’à me soutenir hier, en pleine brasserie Gambrinus, que l’âme est une pure affaire d’imagination. Naturellement je lui ai cassé ma chope sur la tête ; si bien que ce matin, nous sommes allés dans un petit endroit tout près de la rivière, et là je lui ai servi un argument matérialiste de première force. »

Je le regardai tout ébahi.

« Et vous partez pour Paris ? repris-je après un instant de silence. »

— Oui. J’ai touché mon trimestre il y a trois ou quatre jours ; cet argent me suffira pour le voyage. Mais il n’y a pas une minute à perdre tu connais la rigueur des lois sur le duel ; le moins qui pourrait m’arriver serait de passer deux ou trois années sous les verrous, et, ma foi, je préfère prendre la clef des champs. »

Hans Weinland me racontait ces choses, assis au bord de ma table, et roulant une cigarette entre ses longs doigts maigres. Il me donna ensuite quelques détails sur sa rencontre avec le major Krantz, et finit par me dire qu’il venait me demander mon passe-port à l’étranger, sachant que j’avais fait récemment un tour en France.

« Il est vrai que j’ai huit ou dix ans plus que toi, me dit-il en terminant, mais nous sommes tous les deux très-roux et très-maigres : j’en serai quitte pour faire couper mes moustaches.

— Maître Hans, lui répondis-je tout ému, je voudrais pouvoir vous rendre le service que