Aller au contenu

Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/320

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
LE REQUIEM DU CORBEAU.


Hâselnoss, au lieu de répondre, sourit d’un air contraint et balbutia :

« Maître Zacharias, je veux vous guérir.

— Rendez-moi d’abord mon chat.

— Si vous me forcez à rendre ce chat, dit Hâselnoss, je vous abandonne à votre triste sort ; vous n’aurez plus une minute de repos, vous ne pourrez plus écrire une note, et vous maigrirez de jour en jour.

— Mais, au nom du ciel ! reprit mon oncle, qu’est-ce qu’il vous a donc fait, ce pauvre animal ?

— Ce qu’il m’a fait, répondit le docteur, dont les traits se contractèrent, ce qu’il m’a fait !… Sachez que nous sommes en guerre depuis l’origine des siècles ! Sachez que ce chat résume en lui la quintessence d’un chardon qui m’a étouffé quand j’étais violette, d’un houx qui m’a fait ombre quand j’étais buisson, d’un brochet qui m’a mangé quand j’étais carpe, et d’un épervier qui m’a dévoré quand j’étais souris ! »

Je crus que Hâselnoss perdait la tête ; mais l’oncle Zacharias, fermant les yeux, répondit après un long silence :

« Je vous comprends, docteur Hâselnoss, je vous comprends ; vous pourriez bien n’avoir pas tort !… Guérissez-moi, et je vous donne mon chat. »

Les yeux du docteur scintillèrent.

« À la bonne heure ! s’écria-t-il ; maintenant je vais vous guérir. »

Il tira de sa trousse un canif, et prit sur l'âtre un petit morceau de bois, qu’il fendit avec dextérité. Mon oncle et moi nous le regardions faire. Après avoir fendu ce morceau de bois, il se mit à le creuser, puis il détacha de son portefeuille une petite lanière de parchemin fort mince, et l’ayant ajustée entre les deux lames de bois, il l’appliqua contre ses lèvres en souriant.

La figure de mon oncle s’épanouit.

« Docteur Hâselnoss, s’écria-t-il, vous êtes un homme rare, un homme vraiment supérieur, un homme…

— Je le sais, interrompit Hâselnoss, je le sais. Mais éteignez la lumière, que pas un charbon ne brille dans l’ombre ! »

Et tandis que j’exécutais son ordre, il ouvrit la fenêtre tout au large. La nuit était glaciale. Au-dessus des toits apparaissait la lune calme et limpide. L’éclat éblouissant de la neige et l’obscurité de la chambre formaient un contraste étrange. Je voyais l’ombre de mon oncle et celle de Hâselnoss se découper sur le devant de la fenêtre ; mille impressions confuses m’agitaient à la fois. L’oncle Zacharias éternua, la main de Hâselnoss s’étendit avec impatience pour lui commander de se taire ; puis le silence devint solennel.

Tout à coup un sifflement aigu traversa l’espace. « Pie-wîte ! pie-wîte ! » Après ce cri tout redevint silencieux. J’entendais mon cœur galopper. Au bout d’un instant le même sifflement se fit entendre : « Pie-wîte ! pie-wîte ! » Je reconnus alors que c’était le docteur qui le produisait avec son appeau. Cette remarque me rendit un peu de courage, et je fis attention aux moindres circonstances des choses qui se passaient autour de moi.

L'oncle Zacharias, à demi courbé, regardait la lune. Hâselnoss se tenait immobile, une main à la fenêtre et l’autre au sifflet.

Il se passa bien deux ou trois minutes ; puis tout à coup le vol d’un oiseau fendit l’air.

« Oh ! » murmura mon oncle.

« Chut ! » fit Hâselnoss, et le « pie-wîte » se répéta plusieurs fois avec des modulations étranges et précipitées. Deux fois l’oiseau effleura les fenêtres de son vol rapide, inquiet. L’oncle Zacharias fit un geste pour prendre son fusil, mais Hâselnoss lui saisit le poignet en murmurant : « Êtes-vous fou ? » Alors mon oncle se contint ; et le docteur redoubla ses coups de sifflet avec tant d’art, imitant le cri de la pie-grièche prise au piège, que Hans, tourbillonnant à droite et à gauche, finit par entrer dans notre chambre, attiré sans doute par une curiosité singulière qui lui troublait la cervelle. J’entendis ses deux pattes tomber lourdement sur le plancher. L’oncle Zacharias jeta un cri et s’élança sur l’oiseau, qui s’échappa de ses mains.

« Maladroit ! » s’écria Hâselnoss en fermant la fenêtre.

Il était temps, Hans planait aux poutres du plafond. Après avoir fait cinq ou six tours, il se cogna contre une vitre avec tant de force, qu’il glissa tout étourdi le long de la fenêtre, cherchant à s’accrocher des ongles aux traverses. Hâselnoss alluma bien vite la chandelle, et je vis alors le pauvre Hans entre les mains de mon oncle, qui lui serrait le cou avec un enthousiasme frénétique en disant :

« Ha ! ha ! ha ! je te tiens, je te tiens ! » Hâselnoss l’accompagnait de ses éclats de rire.

« Hé ! hé ! hé ! vous êtes content, maître Zacharias, vous êtes content ? »

Jamais je n’ai vu de scène plus effrayante. La figure de mon oncle était cramoisie. Le pauvre corbeau allongeait les pattes, battait des ailes comme un grand papillon de nuit, et le frisson de la mort ébouriffait ses plumes.

Ce spectacle me fit horreur, je courus me cacher au fond de la chambre.