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L’AMI FRITZ.

assiette, cela va sans dire ; je ne serais pas un homme si j’avais d’autres idées ; mais je n’y pense pas d’avance, Sourlé s’occupe de ces choses.

— Ta ! ta ! ta ! fit Kobus ; quand, dans six mois, je t’enverrai des plats de truites, avec des bouteilles de forstheimer, à la fête de Simres-Thora[1] nous verrons, nous verrons si tu me reprocheras mon réservoir. »

David sourit.

« Le Seigneur, dit-il, a tout bien fait ; aux uns il donne la prudence, aux autres la sobriété. Tu es prudent ; je ne te reproche pas ta prudence, c’est un don de Dieu, et quand les truites viendront, elles seront les bienvenues.

— Amen ! « s’écria Fritz.

Et tous deux se mirent à rire de bon cœur. Cependant Kobus voulait faire enrager le vieux rebbe. Tout à coup il lui dit :

« Et les femmes, David, les femmes ? Est-ce que tu ne m’en as pas trouvé une ? la vingt-quatrième ! Tu dois être pressé de gagner ma vigne du Sonneberg. Je serais curieux de la connaître, la vingt-quatrième. »

Avant de répondre, David Sichel prit un air grave :

« Kobus, dit-il, je me rappelle une vieille histoire, dont chacun peut faire son profit. Avant d’être des ânes, disait cette histoire, les ânes étaient des chevaux ; ils avaient le jarret solide, la tête petite, les oreilles courtes et du crin à la queue, au lieu d’une touffe de poils. Or, il advint qu’un de ces chevaux, le grand-grand-père de tous les ânes, se trouvant un jour dans l’herbe jusqu’au ventre, se dit à lui-même : « Cette herbe est trop grossière pour moi ; ce qu’il me faut, c’est de la fine fleur, tellement délicate qu’aucun autre cheval n’en ait encore goûté de pareille. » Il sortit de ce pâturage, à la recherche de sa fine fleur. Plus loin, il trouva des herbes plus grossières que celles qu’il venait de quitter ; il s’en indigna. Plus loin, au bord d’un marais, il trouva des flèches d’eau et marcha dessus. Puis il fit le tour du marais, entra dans un pays aride, toujours à la recherche de sa fine fleur, mais il ne trouva même plus de mousse. Il eut faim, il regarda de tous côtés, vit des chardons dans un creux… et les mangea de bon appétit. Alors ses oreilles poussèrent ; il eut une touffe de poils à la queue, il voulut hennir, et se mit à braire : c’était le premier des ânes ! »

Fritz, au lieu de rire à cette histoire, en fut vexé sans savoir pourquoi.

« Et s’il n’avait pas mangé de chardons ? dit-il.

— Alors il aurait été moins qu’un âne vivant, il aurait été un âne mort.

— Tout cela ne signifie rien, David.

— Non ; seulement, il vaut mieux se marier jeune, que de prendre sa servante pour femme, comme font tous les vieux garçons. Crois-moi…

— Va-t’en au diable ! s’écria Kobus en se levant. Voici midi qui sonne, je n’ai pas le temps de te répondre. »

David l’accompagna jusque sur le seuil, riant en lui-même.

Et comme ils se séparaient :

« Écoute, Kobus, fit-il d’un air fin, tu n’as pas voulu des femmes que je t’ai présentées, tu n’as peut-être pas eu tort. Mais bientôt tu t’en chercheras une toi-même.

Posché-isroel, répondit Kobus, posché-isroel ! »

Il haussa les épaules, joignit les mains d’un air de pitié, et s’en alla.

« David, criait Sourlé dans la cuisine, le dîné est prêt, mets donc la table. »

Mais le vieux rebbe, ses yeux fins plissés d’un air ironique, suivit Fritz du regard jusque hors la porte cochère ; puis il rentra, riant tout bas de ce qui venait d’arriver.


VIII


Après midi, Kobus se rendit à la brasserie du Grand-Cerf, et retrouva là ses vieux camarades, Frédéric Schoultz, Hâan et les autres, en train de faire leur partie de youker, comme tous les jours, de une à deux heures, depuis le 1er janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre.

Naturellement ils se mirent tous à crier :

« Hé ! Kobus… Voici Kobus ! »

Et chacun s’empressa de lui faire place ; lui, tout riant et jubilant, distribuait des poignées de main à droite et à gauche. Il finit par s’asseoir au bout de la table, en face des fenêtres. La petite Lotchen, le tablier blanc en éventail sur sa jupe rouge, vint déposer une chope devant lui ; il la prit, la leva gravement entre son œil et la lumière, pour en admirer la belle couleur d’ambre jaune, souffla la mousse du bord, et but avec recueillement, les yeux à demi fermés. Après quoi il dit : » Elle est bonne ! » et se pencha sur l’épaule du grand Frédéric, pour voir les cartes qu’il venait de lever.

C’est ainsi qu’il rentra simplement dans ses habitudes.

« Du trèfle ! du carreau ! Coupez l’as ! criait Schoultz.

  1. Fête de réjouissance en mémoire de la promulgation de la loi au peuple juif,