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L’AMI FRITZ.

patins et de glissades, sans compter la danse, la chasse et la pêche ; maintenant, les jeux de cartes de toute sorte ont prévalu, voilà pourquoi l’espèce dégénère.

— Oui, c’est déplorable, s’écria Fritz en vidant son gobelet, déplorable ! Je me rappelle que, dans mon enfance, tous les bons bourgeois allaient aux fêtes de villages avec leurs femmes et leurs enfants ; maintenant, on croupit chez soi, c’est un événement quand on sort de la ville. Aux fêtes de village, on chantait, on dansait, on tirait à la cible, on changeait d’air ; aussi nos anciens vivaient cent ans ; ils avaient les oreilles rouges, et ne connaissaient pas les infirmités de la vieillesse. Quel dommage que toutes ces fêtes soient abandonnées !

— Ah ! cela, s’écria Hâan, très-fort sur les vieilles mœurs, cela, Kobus, résulte de l’extension des voies de communication. Autrefois, quand les routes étaient rares, quand il n’existait pas de chemins vicinaux, on ne voyait pas circuler tant de commis voyageurs, pour offrir dans chaque village, les uns leur poivre et leur cannelle, les autres leurs étrilles et leurs brosses, les autres leurs étoffes de toutes sortes. Vous n’aviez pas à votre porte l’épicier, le quincaillier, le marchand de drap. On attendait, dans chaque famille, telle fête pour faire les provisions du ménage. Aussi les fêtes étaient plus riches et plus belles ; les marchands, étant sûrs de vendre, arrivaient de fort loin. C’était le bon temps des foires de Francfort, de Leipzig, de Hambourg, en Allemagne ; de Liège et de Gand, dans les Flandres ; de Beaucaire, en France. Aujourd’hui, la foire est perpétuelle, et jusque dans nos plus petits villages, on trouve de tout pour son argent. Chaque chose a son bon et son mauvais côté ; nous pouvons regretter les courses aux sacs et le tir au mouton, sans blâmer les progrès naturels du commerce.

— Tout cela n’empêche pas que nous sommes des ânes de croupir au même endroit, répliqua Fritz, lorsque nous pourrions nous amuser, boire du bon vin, danser, rire et nous goberger de toutes les façons. S’il fallait aller à Beaucaire ou dans les Flandres, on pourrait trouver que c’est un peu loin ; mais quand on a tout près de soi des fêtes agréables, et tout à fait dans les vieilles mœurs, il me semble qu’on ferait bien d’y aller.

— Où cela ? s’écria Hâan.

— Mais à Hartzwiller, à Rorbach, à Klingenthâl. Et tenez, sans aller si loin, je me rappelle que mon père me conduisait tous les ans à la fête de Bischem, et qu’on servait là des pâtés délicieux… délicieux ! »

Il se baisait le bout des doigts ; Hâan le regardait comme émerveillé.

« Et qu’on y mangeait des écrevisses grosses comme le poing, poursuivit-il, des écrevisses beaucoup meilleures que celles du Losser, et qu’on y buvait du petit vin blanc très… très passable, ce n’était pas du johannisberg, ni du steinberg, sans doute, mais cela vous réjouissait le cœur tout de même !

— Eh ! s’écria Hâan, pourquoi ne nous as-tu pas dit cela depuis longtemps ? nous aurions été là ! Parbleu, tu as raison, tout à fait raison.

— Que voulez-vous, je n’y ai pas pensé !

— Et quand arrive cette fête ? demanda Schoultz.

— Attends, attends, c’est le jour de la Saint-Pierre.

— Mais, s’écria Hâan, c’est demain !

— Ma foi, je crois que oui, dit Fritz. Comme cela se rencontre ! Voyons, êtes-vous décidés, nous irons à Bischem ?

— Cela va sans dire ! cela va sans dire ! s’écrièrent Hâan et Schoultz.

— Et ces messieurs ? »

Speck et Hitzig s’excusèrent sur leurs fonctions.

« Eh bien, nous irons nous trois, dit Fritz en se levant. Oui, j’ai toujours gardé le meilleur souvenir des écrevisses, du pâté et du petit vin blanc de Bischem.

— Il nous faut une voiture, fit observer Hâan.

— C’est bon, c’est bon, répondit Kobus, en payant la note, je me charge de tout. »

Quelques instants après, ces bons vivants étaient en route pour Hunebourg, et on pouvait les entendre d’une demi-lieue célébrer les pâtés de village, les kougelhof et les küchlen, qu’ils disaient leur rappeler le bon temps de leur enfance. L’un parlait de sa tante, l’autre de sa grand’mère ; on aurait dit qu’ils allaient les revoir et les faire ressusciter en buvant du petit vin à la fête de Bischem.

C’est ainsi que l’ami Fritz eut la satisfaction de pouvoir rencontrer Sûzel, sans donner l’éveil à personne.


XV


On peut se figurer si Kobus était content. Des idées de magnificence et de grandeur se débattaient alors dans sa tête ; il voulait voir Sûzel, et se montrer à elle dans une splendeur inaccoutumée ; il voulait en quelque, sorte l’éblouir ; il ne trouvait rien d’assez beau pour la frapper d’admiration.