Dans un temps ordinaire, il aurait loué la voiture et la vieille rosse d’un Hans Nickel pour faire le voyage ; mais alors, cela lui parut indigne de Kobus. Immédiatement après le dîner, il prit sa canne derrière la porte et se rendit à la poste aux chevaux, sur la route de Kaiserslautern, chez maître Johann Fânen, lequel avait dix chaises de poste sous ses hangars, et quatre-vingts chevaux dans ses écuries.
Fânen était un homme de soixante ans, propriétaire des grandes prairies qui longent le Losser, un homme riche et pourtant simple dans ses mœurs ; gros, court, revêtu d’une souquenille de toile, coiffé d’un large chapeau de crin, ayant la barbe longue de huit jours toute grisonnante, et ses joues rondes et jaunes sillonnées de grosses rides circulaires.
C’est ainsi que le trouva Fritz, en train de faire étriller des chevaux dans la cour de la poste.
Fânen, le reconnaissant de loin, vint à sa rencontre jusqu’à la porte cochère, et levant son chapeau, le salua disant :
« Hé ! bonjour, monsieur Kobus ; qu’est-ce qui me procure le plaisir et l’honneur de votre visite ?
— Monsieur Fânen, répondit Fritz en souriant, j’ai résolu de faire une partie de plaisir à la fête de Bischem, avec mes amis Hâan et Schoultz. Toutes les voitures de la ville sont en route, à cause de la rentrée des foins ; il n’y a pas moyen de trouver un char à bancs. Ma foi, me suis-je dit, allons voir M. Fânen, et prenons une voiture de poste ; vingt ou trente florins ne sont pas la mort d’un homme, et quand on veut s’amuser, il faut faire les choses grandement. Voilà mon caractère. »
Le maître de poste trouva ce raisonnement très-juste.
« Monsieur Kobus, dit-il, vous faites bien, et je vous approuve ; quand j’étais jeune, j’aimais à rouler rondement et à mon aise ; maintenant je suis vieux, mais j’ai toujours les mêmes idées : ces idées sont bonnes, quand on a le moyen de les avoir comme vous et moi. »
Il conduisit Fritz sous son hangar. Là se trouvaient des calèches à la nouvelle mode de Paris, légères comme des plumes, ornées d’écussons, et si belles, si gracieuses, qu’on aurait pu les mettre dans un salon, comme des meubles remarquables par leur élégance.
Kobus les trouva fort jolies ; et malgré cela, un goût naturel pour la somptuosité cossue lui fit choisir une grande berline rembourrée de soie intérieurement, un peu lourde, il est vrai, mais que Fânen lui dit être la voiture des personnages de distinction.
Il la choisit donc, et alors le maître de poste l’introduisit dans ses vastes écuries.
Sous un plafond blanchi à la chaux, long de cent vingt pas, large de soixante, et soutenu par douze pilliers en cœur de chêne, étaient rangés sur deux lignes, et séparés l’un de l’autre par des barrières, soixante chevaux, gris, noirs, bruns, pommelés, la croupe ronde et luisante, la queue nouée en flot, le jarret solide, la tête haute : les uns hennissant et piétinant, les autres tirant le fourrage du râtelier, d’autres se tournant à demi pour voir. La lumière, arrivant du fond par deux hautes fenêtres, éclairait cette écurie de longues traînées d’or. Les grandes ombres des piliers s’allongeaient sur le pavé, propre comme un parquet, sonore comme un roc. Cet ensemble avait quelque chose de vraiment beau, et même de grand.
Les garçons d’écurie étrillaient et bouchonnaient ; un postillon, en petite veste bleue brodée d’argent, son chapeau de toile cirée sur la nuque, conduisait un cheval vers la porte ; il allait sans doute partir en estafette.
Le père Fânen et Fritz passèrent lentement derrière les chevaux.
« Il vous en faut deux, dit le maître de poste, choisissez. »
Kobus, après avoir passé son inspection, choisit deux vigoureux roussins gris pommelés, qui devaient aller comme le vent. Puis il entra dans le bureau avec M. Fânen, et tirant de sa poche une longue bourse de soie verte à glands d’or, il solda de suite le compte, disant qu’il voulait avoir la voiture à sa porte le lendemain vers neuf heures, et demandant pour postillon le vieux Zimmer, qui avait conduit autrefois l’empereur Napoléon 1er.
Cela fait, entendu, arrêté, le père Fânen le
reconduisit jusque hors la cour ; ils se serrèrent
la main, et Fritz, satisfait, se remit en
route vers la ville.
Tout en marchant, il se figurait la surprise de Sûzel, du vieux Christel et de tout Bischem, lorsqu’on les verrait arriver, claquant du fouet et sonnant du cor. Cela lui procurait une sorte d’attendrissement étrange, surtout en songeant à l’admiration de la petite Sûzel.
Le temps ne lui durait pas. Comme il se rapprochait ainsi de Hunebourg, tout rêveur, le vieux rebbe David, revêtu de sa belle capote marron, et Sourlé, coiffée de son magnifique bonnet de tulle à larges rubans jaunes, attirèrent ses regards dans le petit sentier qui longe les jardins au pied des glacis. C’était leur habitude de faire un tour hors de la ville tous les