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L’AMI FRITZ.

paraissait bien triste, et, les regardant traverser la place, il rentra dans la Madame-Hütte.

Hâan et Schoûltz, après avoir reconduit leurs danseuses, étaient montés sur l’estrade ; il les rejoignit :

« Tu vas charger Andrès de diriger ton orchestre, dit-il à Iôsef, et tu viendras prendre quelques verres de bon vin avec nous. »

Le bohémien ne demandait pas mieux. Andrès s’étant mis au pupitre, ils sortirent tous quatre, bras dessus bras dessous.

A l’auberge du Mouton-d’Or, Fritz fit servir un dessert dans la grande salle alors déserte, et le père Lœrich descendit à la cave, chercher trois bouteilles de champagne, qu’on mit rafraîchir dans une cuvette d’eau de source. Cela fait, on s’installa près des fenêtres, et presque aussitôt le char à bancs de l’anabaptiste parut au bout de la rue. Christel était assis devant, et Sûzel derrière sur une botte de paille, au milieu des kougelhof et des tartes de toute sorte, qu’on rapporte toujours de la fête.

Fritz, voyant Sûzel venir, se dépêcha de casser le fil de fer d’une bouteille, et au moment où la voiture s’arrêtait, il se dressa devant la fenêtre, et laissa partir le bouchon comme un pétard, en s’écriant :

« A la plus gentille danseuse du treieleins ! »

On peut se figurer si la petite Sûzel fut heureuse ; c’était comme un coup de pistolet qu’on lâche à la noce. Christel riait de bon cœur et pensait : « Ce bon monsieur Kobus est un peu gris, il ne faut pas s’en étonner, un jour de fête ! »

Et entrant dans la chambre, il leva son feutre en disant :

« Ça, ce doit être du champagne, dont j’ai souvent entendu parler, de ce vin de France qui tourne la tête à ces hommes batailleurs, et les porte à faire la guerre contre tout le monde ! Est-ce que je me trompe ?

— Non, père Christel, non ; asseyez-vous, répondit Fritz. Tiens, Sûzel, voici ta chaise à côté de moi. Prends un de ces verres. — À la santé de ma danseuse ! »

Tous les amis frappèrent sur la table en criant : Das soll gülden[1] ! »

Et, levant le coude, ils claquèrent de la langue, comme une bande de grives à la cueillette des myrtilles.

Sûzel, elle, trempait ses lèvres roses dans la mousse, ses deux grands yeux levés sur Kobus, et disait tout bas :

« Oh ! que c’est bon ! ce n’est pas du vin, c’est bien meilleur ! »

Elle était rouge comme une framboise, et Fritz, heureux comme un roi, se redressait sur sa chaise. « Hum ! hum ! faisait-il en se rengorgeant ; oui, oui, ce n’est pas mauvais. »

Il aurait donné tous les vins de France et d’Allemagne pour danser encore une fois le treieleins.

Comme les idées d’un homme changent en trois mois !

Christel, assis en face de la fenêtre, son grand chapeau sur la nuque, la face rayonnante, le coude sur la table et le fouet entre les genoux, regardait le magnifique soleil au dehors ; et, tout en songeant à ses récoltes, il disait :

« Oui… oui… c’est un bon vin ! »

Il ne faisait pas attention à Kobus et à Sûzel, qui se souriaient l’un l’autre comme deux enfants, sans rien dire, heureux de se voir. Mais Iôsef les contemplait d’un air rêveur.

Schoûltz remplit de nouveau les verres en s’écriant :

« On a beau dire, ces Français ont de bonnes choses chez eux ! Quel dommage que leur Champagne, leur Bourgogne et leur Bordelais ne soient pas sur la rive droite du Rhin !

— Schoûltz, dit Hâan gravement, tu ne sais pas ce que tu demandes ; songe que si ces pays étaient chez nous, ils viendraient les prendre. Ce serait bien une autre extermination que pour leur Liberté et leur Égalité : ce serait la fin du monde ! car le vin est quelque chose de solide, et ces Français, qui parlent sans cesse de grands principes, d’idées sublimes, de sentiments nobles, tiennent au solide. Pendant que les Anglais veulent toujours protéger le genre humain, et qu’ils ont l’air de ne pas s’inquiéter de leur sucre, de leur poivre, de leur coton, les Français, eux, ont toujours à rectifier une ligne ; tantôt elle penche trop à droite, tantôt trop à gauche : ils appellent cela leurs limites naturelles.

« Quant aux gras pâturages, aux vignobles, aux prés, aux forêts qui se trouvent entre ces lignes, c’est le moindre de leurs soucis : ils tiennent seulement à leurs idées de justice et de géométrie. Dieu nous préserve d’avoir un morceau de Champagne en Saxe ou dans le Mecklembourg, leurs limites naturelles passeraient bientôt de ce côté-là ! Achetons-leur plutôt quelques bouteilles de bon vin, et conservons notre équilibre. La vieille Allemagne aime la tranquillité, elle a donc inventé l’équilibre. Au nom du ciel, Schoûltz, ne faisons pas de vœux téméraires ! »

Ainsi s’exprima Hâan avec éloquence, et Schoûltz, vidant son verre brusquement, lui répondit :

« Tu parles comme un être pacifique, et non

  1. Ceci doit compter.