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L’AMI FRITZ.

comme un guerrier : chacun selon son goût et sa profession. »

Il fronça le sourcil en décoiffant une seconde bouteille de vin.

Christel, Iôsef, Fritz et Sûzel ne faisaient nulle attention à ces discours.

« Quel temps magnifique ! s’écriait Christel comme se parlant à lui-même ; voici bientôt un mois que nous n’avons pas eu de pluie, et chaque soir de la rosée en abondance ; c’est une véritable bénédiction du ciel. »

Iôsef remplissait les verres.

« Depuis l’an 22, reprit le vieux fermier, je ne me rappelle pas avoir vu d’aussi beau temps pour la rentrée des foins. Et cette année-là le vin fut aussi très-bon, c’était un vin tendre ; il y eut pleine récolte et pleines vendanges.

— Tu t’es bien amusée, Sûzel ? demandait Fritz.

— Oh ! oui, monsieur Kobus, faisait la petite, je ne me suis jamais tant amusée qu’aujourd’hui… Je m’en souviendrai longtemps ! »

Elle regardait Fritz, dont les yeux étaient troubles.

« Allons, encore un verre, » disait-il.

Et en versant il lui touchait la main, ce qui la faisait frissonner des pieds à la tête.

« Aimes-tu le treieleins, Sûzel ?

— C’est la plus belle danse, monsieur Kobus, comment ne l’aimerais-je pas ! Et puis, avec une si belle musique !… Ah ! que cette musique était belle !

— Tu l’entends, Iôsef, murmurait Fritz !

— Oui, oui, répondait le bohémien tout bas, je l’entends, Kobus, ça me fait plaisir… je suis content ! »

Il regardait Fritz jusqu’au fond de l’âme, et Kobus se trouvait tellement heureux qu’il ne savait que dire.

Cependant les trois bouteilles étaient vides ; Fritz, se tournant vers l’aubergiste, lui dit :

« Père Lœrich, encore deux autres ! »

Mais alors Christel se réveillant, s’écria :

« Monsieur Kobus, monsieur Kobus, à quoi pensez-vous donc ? Je serais capable de verser ! … non… non… voici cinq heures et demie, il est temps de se mettre en route.

— Puisque vous le voulez, père Christel, ce sera pour une autre fois. Ce vin-là ne vous plaît donc pas ?

— Au contraire, monsieur Kobus, il me plaît beaucoup, mais sa douceur est pleine de force. Je pourrais me tromper de chemin, hé ! hé ! hé ! — Allons, Sûzel, nous partons ! »

Sûzel se leva tout émue, et Fritz, la retenant par le bras, lui fourra le dessert dans les poches de son tablier : les macarons, les amandes, enfin tout.

« Oh ! monsieur Kobus, faisait-elle de sa petite voix douce, c’est assez.

— Croque-moi cela, lui disait-il ; tu as de belles dents, Sûzel, c’est pour croquer de ces bonnes choses, que le Seigneur les a faites. Et nous boirons encore de ce bon petit vin blanc, puisqu’il te plaît.

— Oh ! mon Dieu… où voulez-vous donc que j’en boive ? un vin si cher ! faisait-elle.

— C’est bon… c’est bon… je sais ce que je dis, murmurait-il ; tu verras que nous en boirons ! »

Et le père Christel, un peu gris, les regardait, se disant en lui-même :

« Ce bon monsieur Kobus, quel brave homme ! Ah ! le Seigneur a bien raison de répandre ses bénédictions sur des gens pareils : c’est comme la rosée du ciel, chacun en a sa part. »

Enfin tout le monde sortit, Fritz en tête, le bras de Sûzel sous le sien, disant :

« Il faut bien que je reconduise ma danseuse. »

En bas, près de la voiture, il prit Sûzel sous les bras en s’écriant : « Hop, Sûzel ! » et la plaça comme une plume sur la paille, qu’il se mit à relever autour d’elle.

« Enfonce bien tes petits pieds, disait-il, les soirées sont fraîches. »

Puis, sans attendre de réponse, il alla droit à Christel et lui serra la main vigoureusement :

« Bon voyage, père Christel, dit-il, bon voyage !

— Amusez-vous bien, Messieurs, » répondit le vieux fermier en s’asseyant près du timon.

Sûzel était devenue toute pâle ; Fritz lui prit la main, et, le doigt levé :

« Nous boirons encore du bon petit vin blanc ! » dit-il, ce qui la fit sourire.

Christel allongea son coup de fouet et les chevaux partirent au galop. Hâan et Schoûltz étaient rentrés dans l’auberge. Fritz et Iôsef, debout sur le seuil, regardaient la voiture ; Fritz surtout ne la quittait pas des yeux ; elle allait disparaître au détour de la grande rue, quand Sûzel tourna vivement la tête.

Alors Kobus, entourant Iôsef de ses deux bras, se mit à l’embrasser les larmes aux yeux.

« Oui… oui, faisait le bohémien d’une voix douce et profonde, c’est bon d’embrasser un vieil ami ! Mais celle qu’on aime et qui vous aime… ah ! Fritz… c’est encore autre chose ! »

Kobus comprit que Iôsef avait tout deviné ! Il aurait voulu répandre des larmes ; mais, tout à coup, il se mit à sauter en criant :

« Allons, mon vieux, allons, il faut rire… il faut s’amuser… En route pour la Madame-Hütte ! Ah ! le beau jour ! Ah ! le beau soleil ! »