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LA MAISON FORESTIÈRE.

il en les caressant ; oui, Fox a de bonnes qualités ; il tient encore solidement la piste, malgré son grand âge ; je lui ferais tort en disant le contraire. Mais, si vous voulez voir une bête rare, regardez Waldine : elle a le nez aussi fin et plus fin encore que l’autre ; elle est docile, elle ne se lasse jamais, elle a tout ce qu’un bon chien de chasse doit avoir. Mais tout cela n’est rien, monsieur Théodore, ce qu’il faut considérer dans les animaux, c’est le bon sens, c’est l’esprit naturel.

— Comment, le bon sens ?

— Oui, c’est le principal dans les animaux, comme chez les gens. Quand un chien se laisse tromper par les malices d’un renard ou d’un lièvre, quand il suit son nez comme un aveugle, quand il n’a pas le jugement de reconnaître un crochet, une fausse voie ou toute autre ruse pareille ; quand il ne profite pas de son expérience et qu’il commet toujours les mêmes fautes, alors vous pouvez avoir un bon chien, mais c’est toujours une bête. Tenez, vous croyez peut-être que Waldine nous entend sans nous comprendre ? Eh bien ! vous auriez tort de le croire ; si j’en disais du mal, au lieu de remuer la queue et de nous regarder d’un air joyeux, elle s’en irait bien vite, et il faudrait siffler plus d’une fois pour la faire revenir. Fox, au contraire, resterait là tranquillement et remuerait la queue, comme si je lui faisais des compliments ; pourvu que je ne crie pas, il est toujours content. C’est pour vous dire, monsieur Théodore, que s’il y a des hommes et même des femmes assez bêtes, il y a des bêtes très-raisonnables. Et voilà pourquoi, si cela vous était égal, j’aimerais mieux avoir Waldine près de moi que Fox dans le tableau ; car les vrais chasseurs, en la voyant, penseraient : « Ce vieux garde-là se connaissait en chiens ; il savait choisir, entre les bons et les meilleurs, ce qu’il y avait de mieux ; il ne devait pas revenir souvent la gibecière vide. » Ce qui naturellement me serait plus agréable que de savoir d’avance qu’ils penseraient le contraire.

— Soyez tranquille, papa Frantz, lui dis-je, nous les mettrons tous les deux.

— Non, ce serait trop d’ouvrage, un bon chien suffit, deux tiendraient trop de place ; il en faut aussi pour Loïse et pour moi. Mais nous causerons de tout cela plus tard ; venez, nous allons voir votre chambre. »

Je repris mon sac, et nous sortîmes pour monter à la galerie ; le linge y était encore étendu au soleil. Deux portes donnaient sur le balcon ; nous passâmes devant la première, en écartant les touffes de lierre qui s’épanouissaient à travers la balustrade, et le père Honeck ouvrit la porte du fond.

On ne saurait se figurer mon bonheur en songeant que j’allais passer quinze jours, un mois, toute la belle saison peut-être, au milieu de cette nature verdoyante, loin du tracas et des soucis de la ville.

Les contrevents de la chambre que le vieux garde venait d’ouvrir étaient fermés depuis le départ du garde général, à la fin de l’automne précédent. Je ne sais quelle bonne odeur de fruits mûrs imprégnait l’air, le fruitier était sans doute au-dessus. Le père Honeck entra, et poussant le contrevent dans le feuillage qui tapissait le mur extérieur :

« Voilà, monsieur Théodore, s’écria-t-il, regardez. »

Le jour tamisé par la verdure entrant alors, je vis une pièce assez vaste et haute, dont les deux fenêtres s’ouvraient directement sur la vallée, à la cime des airs. Aussi, malgré le feuillage, la lumière des hautes régions y pénétrait dans tout son éclat, découpant sur le mur les festons de la vigne, et du chèvrefeuille. Entre les deux fenêtres se trouvait une de ces antiques commodes de chêne sculpté, à ventre rebondi et cuivres ciselés, comme il s’en rencontre fréquemment dans les plus humbles hameaux, depuis la grande dispersion des objets d’art en 1792. A droite, au fond d’une sorte d’alcôve, s’élevait le lit à trois étages de paillasses. Quatre chaises du même style que la commode occupaient l’embrasure des petites fenêtres ; et à gauche, dans un vieux cadre noir, se voyait une gravure de Frédéric  II, le tricorne penché sur l’épaule et la canne à la main, dans l’attitude d’un caporal schlague. Il y avait sur la commode une carafe et deux verres de Bohême.

« Hé ! je vais me trouver ici comme un roi, papa Frantz, m’écriai-je transporté d’enthousiasme.

— Vous êtes content ?

— Si je suis content ! mais à moins d’être un prince, on ne trouve jamais mieux nulle part. Oui, oui, je suis content, très-content, jamais je ne me suis vu aussi bien. Je suis tout à fait au septième ciel ! — m’écriai-je en me plaçant à l’une des fenêtres, et plongeant les yeux de la cour au jardin, du jardin au verger, du verger à la prairie, à la rivière, à l’infini. — Quelle vue ! Ah ! que je vais bien travailler, que je vais bien respirer, que je vais m’en donner de vos bois, de vos vallons, de vos montagnes, Seigneur Dieu ! Et quand je pense que je n’aurai qu’un pas à faire pour être au milieu de ces mousses, de ces bruyères, dans l’ombre de ces arbres… Papa Frantz, il faut que je vous embrasse.