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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

— Retournons, dit le bonhomme.

— Mais nous n’avons plus qu’une demi-heure de jour, dit Coucou Peter, et nous avons fait deux lieues depuis Tiefenbach ; au contraire, allons en avant, toujours en avant ; il faudra bien que nous arrivions quelque part. »

Tous deux se regardèrent alors en silence dans la plus grande incertitude ; les hautes grives s’appelaient l’une l’autre à la cime des sapins ; le soleil couchant répandait ses teintes jaunes sur le feuillage, on entendait au loin un torrent gronder sourdement dans la vallée. Ils restaient ainsi depuis quelques minutes sans échanger un mot, quand Coucou Peter s’écria :

« Maître Frantz, écoutez, n’entendez-vous rien ?

— Si, j’entends parler là-bas, dit le bonhomme en indiquant la vallée.

— Oui, reprit Coucou Peter, il me semble même sentir une odeur de fumée… essayez un peu, monsieur le docteur.

— Je crois que oui, fit l’illustre philosophe.

— Maintenant j’en suis tout à fait sûr, s’écria le disciple, nous ne sommes pas loin d’une charbonnière… D’où vient le vent ? — De là. — En route ! »

Mais ils avaient à peine fait cinquante pas dans cette direction, qu’ils débouchaient dans une vallée profonde, en face d’une troupe de zigeiners, qui préparaient leur cuisine au revers de la côte.

« Hé ! s’écria Coucou Peter, nous souperons, maître Frantz, nous souperons ! »

Et ils se dirigèrent vers les bohémiens, tout étonnés de voir un homme à cheval apparaître dans cette solitude.


XVI


À mesure que Frantz Mathéus s’approchait des bohémiens, il était frappé de leur physionomie joyeuse et vraiment philosophique. On voyait bien qu’ils se souciaient peu de l’opinion du monde, et qu’ils tiraient toute leur satisfaction d’eux-mêmes. Les uns avaient des habits trop grands, les autres beaucoup trop courts ; il y avait aussi plus de trous que de pièces à leurs culottes, mais cela ne les empêchait pas d’étendre leurs jambes avec une certaine noblesse, et de vous regarder en face, comme s’ils eussent été couverts de broderies magnifiques. Les femmes avaient presque toutes un enfant sur le dos, dans une espèce le sac qu’elles portaient en écharpe. Elles vaquaient tranquillement à leurs affaires ; les unes mettaient du bois au feu, les autres allumaient leur pipe avec une braise ; d’autres vidaient dans la marmite leurs grandes poches remplies de croûtes de pain, de navets et de carottes. C’était quelque chose d’admirable que cette halte au milieu des bois ; la fumée se déroulait en masses bleuâtres sur le vallon, et dans le lointain les grenouilles commençaient leur concert mélancolique.

« Mangez et buvez, braves gens, s’écria Mathéus en les saluant de son large feutre, tous les fruits de la terre sont faits pour l’homme. Oh ! que j’aime à voir les créatures du ciel prospérer et se répandre à la face du grand Démiourgos ! que j’aime à les voir croître en force, en sagesse, en beauté ! »

Les zigeiners regardaient l’illustre philosophe avec défiance ; mais à peine eurent-ils jeté les yeux sur Coucou Peter, que plusieurs se levèrent en criant :

« Coucou Peter ! Eh ! Coucou Peter qui vient manger notre soupe !

— Justement, c’est pour ça que j’arrive, dit le joyeux ménétrier en leur distribuant des poignées de main ; bonsoir, Wolf, bonsoir ; Pfifer-Karl. Tiens ! c’est toi, Daniel ! comment ça va-t-il ? Et toi, ma petite Nachtigall, depuis quand as-tu ce mioche ? Dieu de Dieu ! comme tout cela fructifie ! Voyons s’il est de la bonne espèce : yeux noirs, cheveux crépus… Allons, allons, tout est en ordre, il n’y a pas de reproches à te faire, Nachtigall. Mais tous ces bohémiens avec des yeux bleus m’ont l’air louche en diable ; c’est comme des lapins de garenne qui sentent la feuille de chou !

— Ah ! ah ! ah ! farceur de Coucou Peter, s’écrièrent les bohémiens en se pressant autour de lui, il a toujours le mot pour rire. »

Pendant cette petite scène, Mathéus attachait Bruno à l’un des arbres du voisinage ; lorsqu’il se retourna, Coucou Peter se penchait sur la marmite :

« Il n’y a pas gras aujourd’hui, disait-il en hochant la tête.

— Non, répondit Nachtigall, nous faisons maigre en l’honneur de saint Florent.

— Oh ! dit Coucou Peter, un peu de patience, un peu de patience, toute la troupe n’est pas encore réunie. »

Puis se tournant vers Mathéus :

« Maître Frantz, s’écria-t-il, ici pas de gêne, asseyez-vous près du feu, faites comme chez vous ! Et vous autres, ne promenez pas vos mains dans les poches de l’illustre philosophe.

— Est-ce que tu nous prends pour des voleurs ? dit un jeune bohémien, revêtu d’une longue capote qui lui traînait jusque sur les talons.