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LA MAISON FORESTIÈRE.

à peu près le même nombre d’hommes. Leur indignation à tous deux, lorsqu’ils virent qu’au lieu de prendre, il s’agissait de gagner le butin, ne connut plus de bornes. Le clair de lune, au milieu de la vallée, était magnifique. Sans s’être dit un mot, sans parler de s’entendre ni de partager, les Burckar et les Geierstein, comme deux troupes de vautours, fondirent l’un sur l’autre ; et durant un quart d’heure, on n’entendit que le bruit des masses d’armes frappant les cuirasses et les casques, comme les marteaux l’enclume, les cris de rage des blessés, les apostrophes haletantes des chefs, qui s’étaient saisis pour se renverser. On ne vit bientôt plus que des reîters dans la prairie, des chevaux débandés, partant ventre à terre, la crinière droite, dans toutes les directions, et le reflet des lames, des haches et des cuirasses entassées les unes sur les autres dans la vallée.

Les marchands, pendant ce temps, filaient aussi vite que possible et tâchaient de gagner la plaine. Vittikâb et le bossu, voyant cela, en frémissaient d’indignation. Ils étaient alors aux prises. Vittikâb, avec sa latte, cherchait le défaut de l’armure et ne le trouvait pas ; c’était une cotte de mailles ; il finit par saisir Bockel à la gorge pour l’étrangler, mais celui-ci, dans le même instant, lui donnait de sa hache un tel coup sur la tête, que le pot de fer à bec d’aigle en fut broyé, et que sans l’épaisseur de son crâne, Vittikâb eût enfin obtenu la récompense de ses crimes : il tomba de cheval comme mort. Le bossu aurait bien voulu l’achever, car depuis longtemps il maudissait le Comte-Sauvage, qui lui volait, disait-il, ses meilleures affaires ; malheureusement le capitaine Jacobus venait de remporter des avantages sur les Geierstein, il en avait tué trois, Kraft deux ; Bockel vit que sa troupe était diminuée, il jugea prudent de battre en retraite. Les Burckar restèrent maîtres du champ de bataille ; mais les marchands avaient gagné le large. C’est ainsi que se termina cette rencontre.

On rapporta Vittikâb sur une mule au Veierschloss ; la vieille Hatvine lui rasa la tête pour s’assurer qu’elle n’était pas fêlée ; le sang lui sortait du nez, de la bouche et des oreilles ; il en perdait beaucoup, et c’est ce qui le sauva sans doute, sans parler des onguents de Hatvine et de ses herbages. Enfin il en échappa cette fois encore, mais durant trois mois il ne put monter à cheval, parce que chaque pas du trot lui répondait dans la tête. Il en voulait terriblement à Bockel, qui, de son côté, regrettait de n’en avoir pas fini d’un seul coup avec son plus rude adversaire.

Voilà ce qui rendit le Comte-Sauvage encore plus sombre qu’auparavant. « Je me fais vieux, se disait-il ; dans le temps, j’aurais paré le coup de hache, j’aurais trouvé le défaut de la cotte plus vite au-dessous du gorgerin, j’aurais trouvé quelque chose… Je vieillis ! »

Et puis, il songeait que si le coup de hache avait été plus fort d’une idée, il lui aurait fendu la tête, et que c’en eût été fait de tous les Burckar présents et futurs. Ses cheveux repoussèrent, mais on remarqua qu’ils étaient devenus blancs d’un côté ; sa barbe grisonnait, ses yeux se creusaient ; c’était le commencement de la fin ; lui-même le comprenait, et le vieux vin des moines lui semblait amer.

Un soir qu’il se grisait comme d’habitude avec son veneur, — lequel ne disait mot et ne faisait que lever le coude, en clignant de l’œil de temps en temps, — Vittikâb, froid, sombre et rêveur, écoutait un hibou qui, dans la meurtrière voisine, jetait son cri de seconde en seconde au milieu du silence. Tout à coup, sortant de son rêve, il dit :

« Demain, au petit jour, tu selleras deux chevaux et nous partirons ensemble, tu entends ?

— Pour la chasse ? demanda Honeck.

— Non, pour aller voir les Roterick au Birkenstein, de l’autre côté du Losser. »

Après ces paroles il se tut, et Honeck, inclinant la tête, dit :

« C’est bon, monseigneur, c’est bon ! »

Mais il ne comprenait pas l’idée du Comte-Sauvage, car les barons de Roterick étaient ennemis des Burckar depuis des siècles, et jusqu’alors Vittikâb, bien loin d’aller les voir, les traitait avec mépris et même se moquait d’eux en toute occasion.

Vous saurez, monsieur Théodore, que les Roterick appartenaient à la vieille noblesse d’Allemagne. Ils étaient plus nobles et plus courageux dans le fond que les Burckar, mais pauvres et ruinés, parce que tous les honnêtes gens du monde sont ruinés tôt ou tard par les filous, lorsqu’ils se montrent trop confiants, trop généreux, et qu’ils ne se tiennent pas en garde. Ceux-ci, depuis les premiers temps, avaient toujours été trompés et volés par les Burckar, sans jamais avoir été battus par eux. Ils avaient défendu notre sainte religion contre les Sarrasins, et la mère patrie contre les Turcs, les Espagnols et les Italiens. Ils avaient suivi les croisades à la conquête du saint sépulcre, et les empereurs, toutes les fois qu’il s’était agi de venger l’honneur, ou de défendre les droits de la vieille race contre n’importe qui.

Les Burckar, pendant ce temps, restaient