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LA MAISON FORESTIÈRE.

dans leurs montagnes ; ils faisaient main basse sur tout ce qui leur convenait, et les Roterick, au retour de leurs campagnes lointaines, trouvaient toujours que ces gueux leur avaient pris un coin de bois, une vallée, un étang, ou quelques villages. Cela les indignait, on contestait, on bataillait ; mais comme au retour de la guerre on est affaibli, comme l’argent manque et les hommes aussi, les Roterick ne pouvaient soutenir leurs droits jusqu’au bout, et les Burckar finissaient par rester maîtres de ce qu’ils s’étaient adjugé eux-mêmes. Ils appelaient cela de la finesse ; les voleurs et les filous sont habiles à ce compte ; il leur suffit de n’avoir ni cœur, ni honneur, ni justice, et d’exploiter le cœur, l’honneur et la justice des autres.

C’est ainsi que les Roterick s’étaient vu dépouiller de fond en comble ; et les Burckar, qui les craignaient toujours, ne pouvant s’en débarrasser loyalement, avaient même fini par brûler leur château de Birkenstein.

D’après tout cela, chacun peut se figurer les sentiments du dernier Roterick pour le dernier Burckar : il ne l’appelait que le bandit. Vittikâb, de son côté, traitait l’autre d’Armléder et de va-nu-pieds, parce qu’il était vraiment pauvre, et que son antique castel, défoncé du côté de la montagne, — où s’étendait, en guise de remparts, une rangée de palissades, — n’ayant plus à l’intérieur qu’une écurie et son grenier à foin, quatre vaches, une vieille bique et deux chiens maigres, avec une tourelle où roucoulaient des pigeons, présentait plutôt l’aspect d’une misérable ferme incendiée que d’une noble résidence.

Mais tout cela n’empêchait pas Roterick de rester fier, comme s’il eût commandé deux mille reîters, et lorsqu’il chevauchait sa vieille bique, l’épée sur la cuisse, de regarder Vittikâb du haut de sa grandeur d’un air superbe. Il vivait misérablement, c’est vrai, avec sa fille Vulfhild et son vieil écuyer Péters ; les redevances d’un pauvre village et la chasse dans les bruyères suffisaient à peine aux besoins de sa famille ; mais autant le sang des Comtes-Sauvages était aigri, brûlé, vicié, autant celui des Roterick était riche, noble et florissant ; dans toute l’Allemagne, on disait : «  Roterick, beau sang ! Burckar, sang de loup ! » Vittikâb le savait bien ; il réfléchissait depuis longtemps sur ce chapitre, et avait pris la résolution, — pour avoir des enfants à face humaine, — de se marier avec Vulfhild, et d’accorder au vieux baron toutes les satisfactions et dédommagements qu’il pourrait exiger.

Il ne dit rien provisoirement de ces choses, et partit le lendemain de bonne heure avec Honeck pour Birkenstein. Roterick, en casaque de cuir roux, grand, maigre, sec, l’œil gris, la tête blanche comme neige, mais encore droit et ferme malgré son grand âge, Roterick était justement sur la porte du vieux burg, dont l’arc se découpait sur le ciel, l’autre côté des murailles étant tombé ; il regardait fièrement ses bruyères, lorsque le Burckar et son veneur parurent. D’abord son indignation ne connut pas de frein. Il leur intima l’ordre de ne pas approcher, et le vieux Péters accourut avec une longue hallebarde ; mais, Vittikâb s’étant présenté comme voulant réparer les injustices de ses ancêtres, et former avec les Roterick une alliance indissoluble, le vieux noble, étonné d’un langage si nouveau, leur permit de mettre pied à terre dans la cour.

Puis Vittikâb et lui entrèrent dans la salle d’armes, seule pièce encore intacte du Birkenstein, et s’entretinrent pendant deux longues heures.

Dieu sait ce que le Comte-Sauvage promit au vieillard ! Il lui promit sans doute tout ce qu’il aurait exigé, s’il eût été fort et capable de réclamer ses droits les armes à la main : la reconstruction de son château, la restitution de ses domaines, de ses écuries, de sa meute. Cela devait être, car à l’issue de cette conférence, ils étaient réconciliés. Vittikâb, acompagné du baron, alla voir Vulfhild, qui vivait dans une tour moussue à faire des tapisseries, en société de deux vieilles. Malgré l’air sinistre du Burckar, malgré sa tignasse moitié rousse et moitié grise, la fille de Roterick consentit à devenir châtelaine du Veierschloss, et permit au Comte-Sauvage de baiser ses longues mains blanches.

Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’en revenant de là, Vittikâb, qui galopait à toute bride près de son veneur, semblait rajeuni de vingt ans ; ses joues pâles avaient repris des couleurs, il riait tout haut, et s’écriait d’une voix d’aigle en se retournant :

« Zaphéri, ça va bien. Nous aurons des enfants, cette fois… de vrais enfants… Nous les dresserons à la chasse, hé ! hé ! hé ! Ce seront de solides Burckar ; ils auront les bras longs et poilus, mais ce seront des hommes !

— Je vous crois, monseigneur, répondit l’autre, sans rien comprendre à ces paroles. Tout ce que monseigneur veut, il le peut ; personne ne saurait dire le contraire.

— Oui, faisait Vittikâb, la vieille race des Burckar n’est pas morte. Les Géroldsek et les Dagsbourg ne mettront pas les mains dans l’or de Virimar jusqu’aux coudes, ils ne chasseront pas notre gibier, ils ne monteront pas nos chevaux !