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LE JUIF POLONAIS.

du Brisgau, de la haute et de la basse Alsace, mouraient presque tous de la goutte remontée, ou d’une attaque foudroyante. Maintenant, ces nobles maladies tombent sur les bourgmestres, les notaires, les gros bourgeois. C’est honorable, très honorable, mais funeste. Votre accident d’avant-hier soir vient de là. Vous aviez trop bu de rikewir chez votre cousin Bôth ; et puis le grand froid vous a saisi, parce que tout le sang était à la tête.

mathis. — J’avais froid aux pieds, c’est vrai ; mais il ne faut pas aller chercher si loin : le juif polonais est cause de tout.

le docteur. — Comment ?

mathis — Oui, dans le temps j’ai vu le manteau du pauvre diable, que le maréchal des logis, le vieux Kelz, rapportait avec le bonnet ; cette vue m’avait bouleversé, parce que la veille, le juif était entré chez nous. Depuis je n’y pensais plus , quand avant hier soir le marchand de graines entre, et dit les mêmes paroles que l’autre. Ça m’a produit l’effet d’un revenant ! Je sais bien qu’il n’y a pas de revenants, et que les morts sont bien morts ; mais que voulez-vous ? on ne pense pas toujours à tout. (Se tournant vers Catherine.) Tu as fait prévenir le notaire ?

catherine. — Oui, sois donc tranquille !

mathis. — Je suis bien tranquille ; mais il faut que ce mariage se fasse le plus tôt possible. Quand on voit qu’un homme bien portant, sain de corps et d’esprit, peut avoir des attaques pareilles, on doit tout régler d’avance et ne rien remettre au lendemain. Ce qui m’est arrivé avant hier peut encore m’arriver ce soir ; je peux rester sur le coup, et je n’aurais pas vu mes enfants heureux. Voilà ! — Et maintenant laissez-moi tranquille avec toutes vos explications. Que ce soit du vin blanc, du froid, ou du Polonais, que le coup de sang m’ait attrapé, cela revient au même. J’ai l’esprit aussi clair que le premier venu ; le reste ne signifie rien.

le docteur. — Mais peut-être serait-il bon, monsieur le bourgmestre, de remettre la signature de ce contrat à plus tard ; vous concevez… l’agitation des affaires d’intérêt…

mathis, levant les mains d’un air d’impatience. — Mon Dieu… mon Dieu… que chacun s’occupe donc de ses affaires. Avec tous vos si, vos parce que, on ne sait plus où tourner la tête. Que les médecins fassent de la médecine, et qu’ils laissent les autres faire ce qu’ils veulent Vous m’avez saigné, bon ! je suis guéri, tant mieux ! Qu’on appelle le notaire, qu’on prévienne les témoins, et que tout finisse !

le docteur, bas à Catherine. — Ses nerfs sont encore agacés ; le meilleur est de faire ce qu’il veut. (Walter et Heinrich entrent par la gauche, en habits des dimanches.)


I
Les précédents, WALTER, HEINRICH.


walter. — Eh bien… eh bien… on nous dit que tu vas mieux ?

mathis, se retournant —Hé ! c’est vous. À la bonne heure ; je suis content de vous voir. (Il leur serre la main.)

walter, souriant. — Te voilà donc tout à fait remis, mon pauvre Mathis ?

mathis, riant. — Hé ! oui, tout est passé. Quelle drôle de chose pourtant ! C’est Heinrich, avec sa vieille histoire de juif, qui m’a valu ça. Ha ! ha ! ha !

heinrich. — Q’est-ce qui pouvait prévoir une chose pareille ?

mathis. — C’est clair ; et cet autre qui entre aussitôt. Quel hasard ! quel hasard ! Est-ce qu’on n’aurait pas dit qu’il arrivait exprès ?

walter. — Ma foi, monsieur le docteur, vous le croirez si vous voulez, mais à moi-même, en voyant entrer ce Polonais, les cheveux m’en dressaient sur la tête.

Catherine. — Pour des hommes de bon sens, peut-on avoir des idées pareilles ?

mathis. — Enfin, puisque j’en suis réchappé, grâce à Dieu, vous saurez, Walter et Heinrich, que nous allons finir le mariage d’Annette avec Christian. C’est peut-être un avertissement qu’il faut se presser.

heinrich. Ah ! monsieur le bourgmestre, il n'y a pas de danger.

walter. — Ce n’était rien, c’est passé, Mathis.

mathis. — Non… non… moi je suis comme cela, je profite des bonnes leçons. Walter, Heinrich, je vous choisis pour témoins. On signera le contrat ici, sur les onze heures, après la messe ; tout le monde est prévenu.

walter. — Si tu le veux absolument ?

mathis. — Oui, absolument. (À Catherine.) Catherine ?

catherine. — Quoi ?

mathis. — Est-ce que le Polonais est encore là ?

catherine. — Non ! il est parti hier. Tout cela lui a fait beaucoup de peine.

mathis. — Tant pis qu’il soit parti. J’aurais voulu le voir, lui serrer la main, l’inviter à la noce. Je ne lui en veux pas à cet homme ; ce n’est pas sa faute, si tous les juifs polonais se ressemblent ; s’ils ont tous le même bonnet, la même barbe et le même manteau. Il n’est cause de rien.