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LE JUIF POLONAIS.

heinrich. — Non, on ne peut rien lui reprocher.

walter. — Enfin, c’est une affaire entendue, à onze heures nous serons ici.

mathis. — Oui. (Au médecin.) Et je profite aussi de l’occasion pour vous inviter, monsieur Frantz. Si vous venez à la noce, ça nous fera honneur.

le docteur. — J’accepte, monsieur le bourgmestre, j’accepte avec plaisir.

heinrich. — Voici le second coup qui sonne. Allons, au revoir, monsieur Mathis.

mathis. — À bientôt. (Il leur serre la main. Walter, Heinrich et le docteur sortent.)


III
MATHIS, CATHERINE.


catherine, criant dans l’escalier. — Annette, Annette !

annette, de sa chambre. — Je descends.

catherine. — Arrive donc, le second coup est sonné.

annette, de même. — Tout de suite.

catherine, à Mathis. — Elle ne finira jamais.

mathis. — Laisse donc cette enfant en repos ; tu sais bien qu’elle s’habille.

catherine. — Je ne mets pas deux heures à m’habiller.

mathis. — Toi… toi… est-ce que c’est la même chose ? Quand vous arriveriez un peu tard, le banc sera toujours là, personne ne viendra le prendre.

catherine. — Elle attend Christian.

mathis. — Eh bien, est-ce que ce n’est pas naturel ? Il devait venir ce matin ; quelque chose le retarde. (Annette, toute souriante, descend avec sa belle toque alsacienne et son avant-cœur doré.)


IV
Les précédents, ANNETTE.


Catherine. — Tu as pourtant fini !

annette. — Oui, c’est fini.

mathis, la regardant d’un air attendri. — Oh ! comme te voilà belle, Annette !

annette. — J’ai mis le bonnet.

mathis. — Tu as bien fait. (Annette se regarde dans le miroir.)

Catherine. — Mon Dieu… mon Dieu… jamais nous n’arriverons pour le commencement. Allons donc, Annette, allons ! (Elle va prendre son livre de messe sur la table.)

annette, regardant à la fenêtre. — Christian n’est pas encore venu ?

mathis. — Non, il a bien sûr des affaires.

catherine. — Arrive donc ! il te verra plus tard. (Elle sort. Annette la suit.)

mathis, appelant. — Annette… Annette… tu ne me dis rien, à moi ?

annette, revenant l’embrasser. — Tu sais bien que je t’aime !

mathis. — Oui… oui. Va maintenant, mon enfant, ta mère n’a pas de cesse !

catherine, dehors. criant. — Le troisième coup qui sonne. (Annette sort.)

mathis, d’un ton bourru. — Le troisième coup ! le troisième coup ! Ne dirait-on pas que le curé les attend pour commencer. (On entend la porte extérieure se refermer. Les cloches du village sonnent ; des gens endimanchés passent devant les fenêtres, puis tout se tait.)


V
MATHIS, seul.


mathis. — Les voilà dehors… (Il écoute, puis se lève et jette un coup d’œil par la fenêtre.) Oui, tout le monde est à l’église. (Il se promène, prend une prise dans sa tabatière et l’aspire bruyamment.) Ça va bien. Tout s’est bien passé. Quelle leçon, Mathis, quelle leçon !… un rien, et le juif revenait sur l’eau, tout s’en allait au diable. Autant dire qu’on te menait pendre ! (Il réfléchit ; puis avec indignation.) Je ne sais pas où l’on a quelquefois la tête. Ne faut-il pas être fou ? Un marchand de graines qui entre en vous souhaitant le bonsoir… comme si les juifs polonais qui vendent de la graine, ne se ressemblaient pas tous ! (Il hausse les épaules de pitié, puis se calme tout à coup.) Quand je crierais jusqu’à la fin des siècles, ça ne changerait rien à la chose. Heureusement, les gens sont si bêtes… ils ne comprennent rien ! (Il cligne de l’œil, et reprend sa place dans le fauteuil.) Oui… oui… les gens sont bêtes ! (Il arrange le feu.) C’est pourtant ce Parisien qui est cause de tout… ça m’avait tracassé. Le gueux voulait aussi m’endormir, mais j’ai pensé tout de suite : Halte !… halte… Prends garde, Mathis, cette manière d’endormir le monde est une invention du diable ; tu pourrais raconter des histoires… (Souriant.) Il faut être fin, il ne faut pas mettre le cou dans la bricole. (Il rit d’un air goguenard.) Tu mourras vieux, Mathis, et le plus honnête homme du pays ; tu verras tes enfants et tes petits-enfants dans la joie ; et l’on mettra sur ta tombe une belle pierre, avec des inscriptions en lettres