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LE RÊVE D’ALOIUS.

la tour de Babel, et nous pensions : « Il faudra dessécher ici, car la tonne est vide ; nous serons forcés de boire la rosée du ciel. »

À la fin, Niclausse, ennuyé d’entendre ces propos, boutonna son grand gilet rouge, qu’il avait ouvert jusque sur les cuisses ; il enfonça son tricorne sur la nuque, pour empêcher le vent de l’emporter, et se mit à cheval sur sa bouteille en disant :

« Mon Dieu, vous êtes encore bien embarrassés ; faites donc comme moi. »

En même temps, il enjamba la balustrade et sauta du clocher. Nous avions tous la chair de poule, et Fritz criait :

« Il s’est cassé les bras et les jambes en mille morceaux ! »

Mais voilà que Niclausse remonte en l’air, comme un bouchon sur l’eau, la figure toute rouge et les yeux écarquillés. Il pose la main sur la balustrade, en dehors, et nous dit :

« Allons donc, vous voyez bien que ça va tout seul.

— Oui, tu peux bien descendre à ton aise, toi, lui dis-je, tu sais que tu rêves !… au lieu que nous autres, nous voyons tout le village, avec la maison commune, et le nid de cigognes, la petite place et la fontaine, la grande rue et les gens qui nous regardent. Ce n’est pas malin d’avoir du courage quand on rêve, ni de monter et de descendre comme un oiseau.

— Allons, s’écria Niclausse en m’accrochant par le collet, arrive ! »

J’étais près de la rampe, il me tirait en bas ; l’église me paraissait mille fois plus haute, elle tremblait… Je criais au secours. Breinstein sonnait comme pour un enterrement, les corneilles sortaient de tous les trous, la cigogne passait au-dessus, le cou tendu et le bec plein de lézards. Je me cramponnais comme un malheureux ; mais tout à coup je sens Ludwig qui me prend par la jambe et qui me lève ; Niclausse se pend à mon cou ; alors je passe pardessus la balustrade et je tombe en criant :

« Jésus ! Marie ! Joseph ! »

Ça me serre tellement le ventre que je m’éveille.

Je n’avais plus une goutte de sang dans les veines. J’ouvre les yeux, je regarde ; le jour venait par un trou du volet, il traversait l’ombre de l’étable comme une flamme, et tout aussitôt je pense en moi-même : « Dieu du ciel, c’était un rêve ! » Cette pensée me fait du bien ; je relève ma botte de paille, pour avoir la tête plus haute, et je m’essuie la figure, toute couverte de sueur.

Il pouvait être alors trois heures du matin ; le soleil se levait derrière les pommiers en fleurs du vieux Christian, je ne le voyais pas, mais je croyais le voir ; je regardais et j’écoutais dans le grand silence, comme un petit enfant qui s’éveille dans son berceau, sous la toile bleue, et qui rêve tout seul sans remuer. Je trouvais tout beau : les brins de paille qui pendaient des poutres dans l’ombre, les toiles d’araignée dans les coins, la grosse tête de Schimmel, toute grise, qui se penchait près de moi, les yeux à demi fermés ; la grande bique Charlotte, avec son long cou maigre, sa petite barbe rousse, et son biquet noir et blanc qui dormait entre ses jambes. Il n’y avait pas jusqu’à la poussière d’or, qui tremblait dans le rayon de soleil, et jusqu’à la grosse écuelle de terre rouge, remplie de carottes pour les lapins, qui ne me fissent plaisir à voir.

Je pensais : « Comme on est bien ici… comme il fait chaud… comme ce pauvre Schimmel mâche toute la nuit un peu de regain, et comme cette pauvre Charlotte me regarde avec ses grands yeux fendus ! C’est tout de même agréable d’avoir une étable pareille. Voilà maintenant que le grillon se met à chanter… Hé ! voici notre vieille hase qui sort de dessous la crèche ; elle écoute en dressant ses grandes oreilles. »

Je ne bougeais pas.

Au bout d’un instant la pauvre vieille fit un saut, avec ses longues jambes de sauterelle pliées sous son gros derrière ; elle entrait dans le rayon de soleil en galopant tout doucement, et chacun de ses poils reluisait. Puis il en vint un autre sans bruit, un vieux lapin noir et roux, à favoris jaunes, l’air tout à fait respectable ; puis un autre petit… puis un autre… puis toute la bande, les oreilles sur le dos, la queue en trompette. Ils se plaçaient autour de l’écuelle, et leurs moustaches remuaient ; ils grignotaient, ils grignotaient, les plus petits avaient à peine de la place.

Dehors on entendait le coq chanter. Les poules caquetaient ; et les alouettes dans les airs, et le nid de chardonnerets dans le grand prunier de notre verger, et les fauvettes dans la haie vive du jardin, tout revivait, tout sifflait. On entendait les petits chardonnerets dans leur nid demander la becquée, et le vieux en haut, qui sifflait un air pour leur faire prendre patience.

Ah ! Seigneur, combien de choses en ce bas monde qu’on ne voit pas quand on ne pense à rien !

Je me disais en moi-même : « Aloïus, tu peux te vanter d’avoir de la chance d’être encore sur la terre ; c’est le bon Dieu qui t’a sauvé, car ça pouvait aussi bien ne pas être un rêve ! »

Et songeant à cela, je m’attendrissais le