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LE JUIF POLONAIS.

cœur ; je pensais : « Te voilà pourtant à trente-deux ans, et tu n’es encore bon à rien ; tu ne peux pas dire : Je me rends des services à moi-même et aux autres. De célébrer la fête de saint Aloïus, ton patron, ce n’est pas tout, et même, à la longue, ça devient ennuyant. Ta pauvre vieille grand’mère serait pourtant bien contente, si tu te mariais, si elle voyait ses petits-enfants. Seigneur Dieu, les jolies filles ne manquent pas au village, et les braves non plus, principalement la petite Suzel Rêb ; voilà ce que j’appelle une fille bien faite, agréable en toutes choses, avec des joues rouges, de beaux yeux bleus, un joli nez et des dents blanches : elle est fraîche comme une cerise à l’arbre. El comme elle était contente de danser avec toi chez le vieux Zimmer ; comme elle se pendait à ton bras ! Oui, Suzel est tout à fait gentille, et je suis sûr qu’elle t’ouvrirait, le soir, quand tu rentrerais après onze heures, qu’elle ne te laisserait pas coucher dans la grange, comme la grand’mère. Elle ne serait pas encore sourde, elle t’entendrait bien ! »

Je regardais le gros lapin à favoris, qui semblait rire au milieu de sa famille ; ses yeux brillaient comme des étoiles ; il arrondissait son gros jabot, et dressait les oreilles tout joyeux.

Et je pensais encore : « Est-ce que tu veux ressembler à ce pauvre vieux Schimmel, toi ? Est-ce que tu veux rester seul dans ce bas monde, tandis que le dernier lapin se fait en quelque sorte honneur d’avoir des enfants ? Non, cela ne peut pas durer, Aloïus. Cette petite Suzel est tout à fait gentille. »

Alors je me levai de la crèche, je secouai la paille de mes habits, et je me dis : « Il faut faire une fin ! Et d’avoir une petite femme qui vous ouvre la porte le soir,—quand même elle crierait un peu,—c’est encore plus agréable que de passer la nuit dans une crèche, et de rêver qu’on tombe d’un clocher. Tu vas changer de chemise, mettre ton bel habit bleu, et puis en route. Il ne faut pas que les bonnes espèces périssent. »

Voilà ce que je pensais. Et je l’ai fait aussi, oui, je l’ai fait ! Ce jour même j’allai voir le vieux Rêb, je lui demandai Suzel en mariage. Ah ! Dieu du ciel, comme elle était contente, et lui, et moi, et la grand’mère ! — Il ne faut que prendre un peu de cœur et tout marche. Enfin, les noces sont pour après-demain, au Lion-d’Or ; on chantera, on dansera, on boira du vieux kutterlè[1] ; et s’il plaît au Seigneur, quand les alouettes auront des jeunes, l’année prochaine, j’aurai aussi un petit oiseau dans mon nid ; un joli petit Aloïus, qui lèvera ses petits bras roses, comme des ailes sans plumes, pendant que Suzel lui donnera la becquée. Et moi, je serai là comme le vieux chardonneret ; je lui sifflerai un air pour le réjouir.


FIN DU RÊVE D’ALOÏUS.
  1. Vin du Haut-Rhin.