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LE RÊVE D’ALOIUS.


MESSIRE TEMPUS



Le jour de la Saint-Sébalt, vers sept heures du soir, je mettais pied à terre devant l’hôtel de la Couronne, à Pirmasens. Il avait fait une chaleur d’enfer tout le jour ; mon pauvre Schimmel n’en pouvait plus. J’étais en train de l’attacher à l’anneau de la porte, quand une assez jolie fille, les manches retroussées, le tablier sur le bras, sortit du vestibule et se mit à m’examiner en souriant.

« Où donc est le père Blésius ? lui demandai-je.

— Le père Blésius ! fit-elle d’un air ébahi, vous revenez sans doute de l’Amérique ?… Il est mort depuis dix ans !

— Mort !… Comment, le brave homme est mort ! Et mademoiselle Charlotte ? »

La jeune fille ne répondit pas, elle haussa les épaules et me tourna le dos.

J’entrai dans la grande salle, tout méditatif. Rien ne me parut changé : les bancs, les chaises, les tables étaient toujours à leur place, le long des murs. Le chat blanc de mademoiselle Charlotte, les poings fermés sous le ventre et les paupières demi-closes, poursuivait son rêve fantastique. Les chopes, les cannettes d’étain brillaient sur l’étagère comme autrefois, et l’horloge, dans son étui de noyer, continuait de battre la cadence. Mais à peine étais je assis près du grand fourneau de fonte, qu’un chuchotement bizarre me fit tourner la tête. La nuit envahissait alors la salle, et j’aperçus derrière la porte trois personnages hétéroclites accroupis dans l’otnbre, autour d’une cannette baveuse ; ils jouaient au rams : Un borgne, un boiteux, un bossu !

« Singulière rencontre ! me dis-je. Comment diable ces gaillards-là peuvent-ils reconnaître leurs cartes dans une obscurité pareille ? Pourquoi cet air mélancolique ! »

En ce moment, mademoiselle Charlotte entra, tenant une chandelle à la main.

Pauvre Charlotte ! elle se croyait toujours jeune ; elle portait toujours son petit bonnet de tulle à fines dentelles, son fichu de soie bleue, ses petits souliers à hauts talons et ses bas blancs bien tirés ! Elle sautillait toujours et se balançait sur les hanches avec grâce, comme pour dire : « Hé ! hé I voici mademoiselle Charlotte ! Oh ! les jolis petits pieds que voilà, les mains fines, les bras dodus, hé ! hé ! hé ! »

Pauvre Charlotte ! que de souvenirs enfantins me revinrent en mémoire !

Elle déposa sa dumière au milieu des buveurs et me fit une révérence gracieuse, développant sa robe en éventail, souriant et pirouettant.

« Mademoiselle Charlotte, ne me reconnaissez-vous donc pas ? » m’écriai-je.

Elle ouvrit de grands yeux, puis elle me répondit en minaudant :

« Vous êtes M. Théodore. Oh ! je vous avais bien reconnu. Venez, venez. »

Et, me prenant par la main, elle me conduisit dans sa chambre ; elle ouvrit un secrétaire, et, feuilletant de vieux papiers, de vieux rubans, des bouquets fanés, de petites images, tout à coup elle s’interrompit et s’écria : « Mon Dieu ! c’est aujourd’hui la Saint-Sébalt ! Ah ! monsieur Théodore ! monsieur Théodore ! vous tomber bien. »

Elle s’assit à son vieux clavecin et chanta, comme jadis, du bout des lèvres :

Rose de mai, pourquoi tarder encore
À revenir ?

Cette vieille chanson, la voix fêlée de Charlotte, petite bouche ridée, qu’elle n’osait plus ouvrir, ses petites mains sèches, qu’elle tapait à droite, à gauche, sans mesure, hochant la tête, levant les yeux aux plafond,