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LE BOURGMESTRE EN BOUTEILLE.

Hippel était d’une gaieté folle ; il traça notre itinéraire dans les vignobles du Rhingau. Parfois nous faisions halte pour donner une accolade à nos cruches et pour écouter le silence qui régnait au loin.

La nuit était assez avancée, lorsque nous arrivâmes devant une petite auberge accroupie au versant de la côte. Nous mîmes pied à terre. Hippel jeta un coup d’œil à travers une petite fenêtre presqu’au niveau du sol : sur une table brillait une lampe, à côté de la lampe dormait une vieille femme.

« Hé ! cria mon camarade, ouvrez, la mère. »

La vieille femme tressaillit, se leva, et s’approchant de la fenêtre, elle colla sa figure ratatinée contre l’une des vitres. On eût dit un de ces vieux portraits flamands, où l’ocre et le bistre se disputent la préséance.

Quand la vieille sibylle nous eut distingués, elle grimaça un sourire et nous ouvrit la porte.

« Entrez, Messieurs, entrez, dit-elle d’une voix chevrotante ; je vais éveiller mon fils ; soyez les bienvenus.

— Un picotin pour nos chevaux, un bon souper pour nous, s’écria Hippel.

— Bien, bien, » fit la vieille avec empressement.

Elle sortit à petits pas, et nous l’entendîmes monter un escalier plus roide que l’échelle de Jacob.

Nous restâmes quelques minutes dans une salle basse, enfumée. Hippel courut à la cuisine et vint m’apprendre qu’il avait constaté la présence de plusieurs quartiers de lard dans la cheminée.

« Nous souperons, dit-il en se caressant le ventre, oui, nous souperons. »

Les planches crièrent au-dessus de nos têtes, et presque aussitôt un vigoureux gaillard, vêtu d’un simple pantalon, la poitrine nue, les cheveux ébouriffés, ouvrit la porte, fit quatre pas et sortit sans nous dire un mot.

La vieille alluma du feu et le beurre se mit à rire dans la poêle.

Le souper fut servi. On posa sur la table un jambon flanqué de deux bouteilles, l’une de vin rouge, l’autre de vin blanc.

« Lequel préférez-vous ? demanda l’hôtesse.

— Il faut voir, » répondit Hippel en présentant son verre à la vieille, qui lui versa du vin rouge.

Elle emplit aussi le mien. Nous goûtâmes : c’était un vin âpre et fort. Il avait je ne sais quel goût particulier, un parfum de verveine, de cyprès ! J’en bus quelques gouttes, et une tristesse profonde s’empara de mon âme. Hippel, au contraire, fit claquer sa langue d’un air satisfait.

« Fameux ! dit-il, fameux ! D’où le tirez-vous, bonne mère ?

— D’un coteau voisin, dit la vieille, avec un sourire étrange.

— Fameux coteau, reprit Hippel, en se versant une nouvelle rasade. »

Il me sembla qu’il buvait du sang.

« Quelle diable de figure fais-tu, Ludwig ? me dit-il. Est-ce que tu as quelque chose ?

— Non, répondis-je, mais je n’aime pas le vin rouge.

— Il ne faut pas disputer des goûts, observa Hippel, en vidant la bouteille et en frappant sur la table.

— Du même, s’écria-t-il, toujours dumême, et surtout pas de mélange, belle hôtesse ! Je m’y connais. Morbleu ! ce vin-là me ranime, c’est un vin généreux. »

Hippel se rejeta sur le dossier de sa chaise. Sa figure me parut se décomposer. D’un seul trait je vidai la bouteille de vin blanc, alors la joie me revint au cœur. La préférence de mon ami pour le vin rouge me parut ridicule, mais excusable.

Nous continuâmes à boire jusqu’à une heure du matin, lui du rouge, moi du blanc.

Une heure du matin ! C’est l’heure d’audience de madame la Fantaisie. Les caprices de l’imagination étalent leurs robes diaphanes brodées de cristal et d’azur, comme celles de la mouche, du scarabée, de la demoiselle des eaux dormantes.

Une heure ! c’est alors que la musique céleste chatouille l’oreille du rêveur, et souffle dans son âme l’harmonie des sphères invisibles. Alors trotte la souris, alors, la chouette déploie ses ailes de duvet et passe silencieuse au-dessus de nos têtes.

« Une heure, dis-je à mon camarade, il faut prendre du repos, si nous voulons partir demain. »

Hippel se leva tout chancelant.

La vieille nous conduisit dans une chambre à deux lits et nous souhaita un bon sommeil. Nous nous déshabillâmes ; je restai debout le dernier pour éteindre la lumière. À peine étais-je couché que Hippel dormait profondément ; sa respiration ressemblait au souffle de la tempête. Je ne pus fermer l’œil, mille figures bizarres voltigeaient autour de moi ; les gnômes, les diablotins, les sorcières de Walpürgis exécutaient au plafond leur danse cabalistique. Singulier effet du vin blanc !

Je me levai, j’allumai ma lampe, et, attiré par une curiosité invincible, je m’approchai du lit de Hippel. Sa figure était rouge, sa bouche entr’ouverte, le sang faisait battre ses tempes, ses lèvres remuaient comme s’il eût voulu