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LE BOURGMESTRE EN BOUTEILLE.

dire jamais, Ces pays-là sont bien tristes. Les hommes ne peuvent pas y rester ; on n’y voit point de fleurs, point d’arbres, point de fruits, point d’oiseaux, rien que de la glace et de la neige ; tout y est mort ! Voilà ce qui vous arriverait, si vous laissiez obscurcir votre âme ; votre petit monde vivrait dans les ténèbres et dans la tristesse ; vous seriez bien malheureux !

« Évitez donc avec soin ce qui peut troubler votre âme : la paresse, la gourmandise, la désobéissance, et surtout le mensonge ; toutes ces vilaines choses sont comme des vapeurs venues d’en bas, et qui finissent par couvrir la lumière que le Seigneur a mise en nous.

« Si vous tenez votre âme au-dessus de ces nuages, elle brillera toujours comme un beau soleil et vous serez heureux ! »

Ainsi parla l’oncle Bernard, et chacun écouta de nouveau, se promettant à lui-même de suivre ses bons conseils, et de ne pas laisser les vapeurs d’en bas obscurcir son âme. Combien de fois, depuis, n’ai-je pas tendu l’oreille aux bourdonnements du coquillage ! Chaque soir, aux beaux jours de l’automne, en rentrant de la pâture, je le prenais sur mes genoux, et la joue contre son émail rose, j’écoutais avec recueillement. Je me représentais les merveilles dont nous avait parlé l’oncle Bernard, et je pensais : — Si l’on pouvait voir ces choses par un petit trou, c’est ça qui doit être beau !

Mais ce qui m’étonnait encore plus que tout le reste, c’est qu’à force d’écouter, il me semblait distinguer, au milieu du bourdonnement du coquillage, l’écho de toutes mes pensées, les unes douces et tendres, les autres joyeuses ; ellek chantaient comme les mésanges et les fauvettes au retour du printemps, et cela me ravissait. Je serais resté là des heures entières, les yeux écarquillés, la bouche entr’ouverte, respirant à peine pour mieux entendre, si notre vieille Grédel ne m’avait crié :

« Fritzel, à quoi penses-tu donc ? Ote un peu cet escargot de ton oreille et mets la nappe ; voici M. le docteur qui rentre. »

Alors je déposais le coquillage sur la commode en soupirant, je mettais le couvert de l’oncle et le mien au bout de la table ; je prenais la grande carafe et j’allais chercher de l’eau à la fontaine.

Pourtant, un jour, la coquille de l’oncle Bernard me rendit des sons moins agréables ; sa musique devint sévère et me causa la plus grande frayeur. C’est qu’aussi je n’avais pas lieu d’être content de moi, des nuages sombres obscurcissaient mon âme ; c’était ma faute, ma très-grande faute ! Mais il faut que je vous raconte cela depuis le commencement. Voici comment les choses s’étaient passées.

Ludwig et moi, dans l’après-midi de ce jour, nous étions à garder nos chèvres sur le plateau de l’Altenberg ; nous tressions la corde de notre fouet, nous sifflions, nous ne pensions à rien.

Les chèvres grimpaient à la pointe des rochers, allongeant le cou, la barbe en pointe sur le ciel bleu. Notre vieux chien Bockel, tout édenté, sommeillait, sa longue tête de loup entre les pattes.

Nous étions là, couchés à l’ombre d’un bouquet de sapineaux, quand tout à coup Ludwig étendit son fouet vers le ravin et me dit :

« Regarde là-bas, au bord de la grande roche, sur ce vieux hêtre, je connais un nid de merles. »

Alors je regardai, et je vis le vieux merle qui voltigeait de branche en branche, car il savait déjà que nous le regardions.

Mille fois l’oncle Bernard m’avait défendu de dénicher des oiseaux ; et puis le nid était au-dessus du précipice, dans la fourche d’une grande branche moisie. Longtemps, longtemps je regardai cela tout rêveur. Ludwig me disait :

« Il y a des jeunes ; ce matin, en allant cueillir des mûres dans les ronces, je les ai bien entendus demander la becquée ; demain ils s’envoleront, car ils doivent avoir des plumes. »

Je ne disais toujours rien, mais le diable me poussait. À la fin, je me levai, je m’approchai de l’arbre, au milieu des bruyères, et j’essayai de l’embrasser : il était trop gros ! Malheureusement, près de là poussait un hêtre plus petit et tout vert. Je grimpai dessus, et, le faisant pencher, j’attrapai la première branche de l’autre.

Je montai. Les deux merles poussaient des cris plaintifs et tourbillonnaient dans les feuilles. Je ne les écoutais pas. Je me mis à cheval sur la branche moisie, pour m’approcher du nid, que je voyais très-bien ; il y avait trois petits et un œuf, cela me donnait du courage. Les petits allongeaient le cou, leur gros bec jaune ouvert jusqu’au fond du gosier, et je croyais déjà les tenir. Mais comme j’avançais, les jambes pendantes et les mains en avant, tout à coup la branche cassa comme du verre, et je n’eus que le temps de crier : — Ah ! mon Dieu ! — Je tournai deux fois, et je tombai sur la grosse branche au-dessous, où je me cramponnai d’une force terrible. Tout l’arbre tremblait jusqu’à la racine, et l’autre branche descendait, en râclant les rochers avec un brui ! qui me faisait dresser les cheveux sur la tête ; je la regardai malgré moi jusqu’au fond du