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LE COQUILLAGE DE L’ONCLE BERNARD.

ravin ; elle tomba dans le torrent et s’en alla, tournoyant au milieu de l’écume, jusqu’au grand entonnoir où je ne la vis plus.

Alors je remontai doucement au tronc, les genoux bien serrés, demandant pardon à Dieu, et je me laissai glisser tout pâle dans les bruyères. Les deux vieux merles voltigeaient encore autour de moi, jetant des cris lamentables. Ludwig s’était sauvé ; mais comme il descendait le sentier de l’Altenberg, tournant la tête par hasard, il me vit sain et sauf, et revint en criant tout essoufflé :

« Te voilà !... Tu n’es pas tombé de la roche ?

— Oui, lui dis-je, sans presque pouvoir remuer la langue, me voilà… Le bon Dieu m’a sauvé ! Mais allons-nous-en… allons-nous-en… j’ai peur ! »

Il était bien sept heures du soir, le soleil rouge se couchait entre les sapins ; j’en avais assez ce jour-là de garder les chèvres. Le chien ramena notre troupeau, qui se mit à descendre le sentier dans la poussière jusqu’à Hirschland. Ni Ludwig ni moi nous ne soufflions joyeusement dans notre corne, comme les autres soirs, pour entendre l’écho de la Roche-Creuse nous répondre.

La peur nous avait saisis et mes jambes tremblaient encore.

Une fois au village, pendant que les chèvres s’en allaient à droite, à gauche, bêlant à toutes les portes d’étables, je dis à Ludwig :

« Tu ne raconteras rien ?

— Sois tranquille. »

Et je rentrai chez l’oncle Bernard. Il était allé dans la haute montagne voir un vieux bûcheron malade. Grédel venait de dresser la table. Quand l’oncle n’était pas de retour sur les huit heures du soir, nous soupions seuls ensemble. C’est ce que nous fîmes comme d’habitude. Puis Grédel ôta les couverts et lava la vaisselle dans la cuisine. Moi, j’entrai dans notre bibliothèque, et je pris le coquillage, non sans inquiétude. Dieu du ciel, comme il bourdonnait ! Comme j’entendais les torrents et les rivières mugir ! et comme, au milieu de tout cela, les cris plaintifs des vieux merles, le bruit de la branche qui râclait les rochers et le frémissement de l’arbre s’entendaient ! Et comme je me représentais les pauvres petits oiseaux écrasés sur une pierre ! — c’était terrible… terrible !

Je me sauvai dans ma petite chambre au-dessus de la grange, et je me couchai ; mais le sommeil ne venait pas, la peur me tenait toujours. Vers dix heures, j’entendis l’oncle arriver en trottant dans le silence de la nuit. Il fit halte à notre porte et conduisit son cheval à l’écurie, puis il entra. Je l’entendis ouvrir l’armoire de la cuisine et manger un morceau sur le pouce, selon son habitude quand il rentrait tard.

« S’il savait ce que j’ai fait ! » me disais-je en moi-même.

À la fin il se coucha. Moi, j’avais beau me tourner, me retourner, mon agitation était trop grande pour dormir ; je me représentais mon âme noire comme de l’encre : j’aurais voulu pleurer. Vers minuit, mon désespoir devint si grand, que j’aimai mieux tout avouer. Je me levai, je descendis en chemise et j’entrai dans la chambre à coucher de l’oncle Bernard, qui dormait, une veilleuse sur la table.

Je m’agenouillai devant son lit. Lui, s’éveillant en sursaut, se leva sur le coude et me regarda tout étonné.

« C’est toi, Fritzel, me dit-il, que fais-tu donc là, mon enfant ?

— Oncle Bernard, m’écriai-je en sanglotant, pardonnez-moi, j’ai péché contre le ciel et contre vous.

— Qu’as-tu donc fait ? dit-il tout attendri.

— J’ai grimpé sur un hêtre de l’Altenberg pour dénicher des merles, et la branche s’est cassée !

— Cassée ? Oh ! mon Dieu !…

— Oui, et le Seigneur m’a sauvé, en permettant que je m’accroche à une autre branche. Maintenant les vieux merles me redemandent leurs petits ; ils volent autour de moi, ils m’empêchent de dormir. »

L’oncle se tut longtemps. Je pleurais à chaudes larmes.

« Oncle, m’écriai-je encore, ce soir j’ai bien écouté dans la coquille, tout est cassé, tout est bouleversé, jamais on ne pourra tout raccommoder. »

Alors il me prit le bras et dit au bout d’un instant d’une voix solennelle :

« Je te pardonne !… Calme-toi… Mais que cela te serve de leçon. Songe au chagrin que j’aurais eu, si l’on t’avait rapporté mort dans cette maison. Eh bien, le pauvre père et la pauvre mère des petits merles sont aussi désolés que je l’aurais été moi-même : Ils redemandent leurs enfants ! Tu n’as pas songé à cela. Puisque tu te repens, il faut bien que je te pardonne. »

En même temps il se leva, me fit prendre un verre d’eau sucrée et me dit :

« Va-t’en dormir… Les pauvres vieux ne t’inquiéteront plus ; Dieu te pardonne à cause de ton chagrin… Tu dormiras maintenant. Mais à partir de demain tu ne garderas plus