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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS

ration l’univers ! Frantz Mathéus, dépositaire des destinées de l’humanité et de la philosophie cosmologique, fondée sur les trois règnes de la nature : végétal, animal, humain ! Frantz Mathéus, qui depuis quinze ans languit dans un lâche repos, et dont la conscience indignée lui reproche chaque jour d’abandonner au hasard des systèmes, aux sophismes des écoles, à l’influence désastreuse des préjugés l’avenir du genre humain ! »

Martha tremblait de tous ses membres, jamais elle n’avait vu son maître dans un tel état d’enthousiasme.

De son côté, l’illustre philosophe découvrait avec satisfaction la stupeur de sa servante.

Il poursuivit donc avec un redoublement d’éloquence :

« Jusqu’à quand, Mathéus, assumeras-tu sur ta tête cette effrayante responsabilité ? Jusqu’à quand oublieras-tu la mission sublime que t’impose le génie ? N’entends-tu pas les voix qui t’appellent ? Ne sais-tu pas que, pour monter l’échelle des êtres, il faut souffrir, et que souffrir c’est mériter ? L’ignorance, le sophisme s’élèvent en vain contre toi ! Marche, marche, Frantz Mathéus, sème sur ton passage les germes bienfaisants de l’anthropo-zoologie, et ta gloire, immortelle comme la vérité, grandira de siècle en siècle, abritant de son feuillage toujours vert les générations futures ! C’est pourquoi, Martha, dès ce soir tu vas préparer ma valise ; tu diras à Nickel, le cordonnier, de raccommoder la selle de Bruno ; tu donneras un double picotin d’avoine à la pauvre bête, et je partirai demain avant l’aube du jour, pour aller prêcher ma doctrine dans l’univers. »

À cette conclusion Martha faillit tomber à la renverse ; elle crut que son maître avait perdu la tête.

« Quoi ! monsieur le docteur, balbutia-t-elle, vous voulez nous quitter, nous abandonner ? Oh non ! ce n’est pas possible… vous si bon ! vous qui n’avez que des amis dans le village ! vous n’y pensez pas !

— Il le faut, répondit stoïquement Mathéus ; il le faut, c’est mon devoir ! »

Martha ne dit plus rien et parut se résigner ; comme d’habitude elle mit la nappe, arrangea le couvert et servit le souper du docteur. Ce jour-là, c’était une poule au riz et des noisettes pour dessert : Frantz Mathéus, de la famille des rongeurs, aimait beaucoup les noisettes. Sa servante multipliait autour de lui tous les genres de séduction : elle découpait elle-même la volaille et lui présentait les morceaux les plus délicats ; elle remplissait son verre jusqu’au bord, et le regardait d’un œil mélancolique, comme pour le plaindre.

Quand le repas fut terminé, elle conduisit Mathéus jusque dans sa petite chambre à coucher, elle découvrit elle-même son lit, et s’assura que le bonnet de coton se trouvait sous l’oreiller.

Tout cela était blanc, propre, bien arrangé ; la cuvette de porcelaine sur la commode, la carafe d’eau fraîche dans la cuvette, la petite glace étincelante entre les deux fenêtres, la bibliothèque renfermant l’Anthropo-zoologie en seize volumes, les auteurs latins et quelques livres de médecine soigneusement époussetés ; partout il fallait reconnaître les soins attentifs de la vigilante ménagère.

Après s’être convaincue que tout était à sa place, Martha ouvrit la porte et souhaita le bonsoir à son maître d’une voix si touchante, que l’illustre philosophe se sentit navré jusqu’au fond de l’âme. Il aurait voulu sauter au cou de l’excellente femme et lui dire : « Martha, ma bonne Martha, tu ne saurais croire combien Frantz Mathéus admire ton courage et ta résignation ; il te prédit les plus hautes destinées futures ! » Voilà ce qu’il aurait voulu lui dire ; mais la crainte d’une scène trop pathétique calma son émotion profonde ; il se contenta de lui recommander de nouveau, avec douceur, de donner un double picotin à Bruno et de venir l’éveiller à la pointe du jour.

La bonne femme s’éloigna lentement, et l’illustre docteur Mathéus, heureux de ce premier triomphe, se coucha dans son lit de plume.

Longtemps il ne put fermer l’œil ; il récapitulait tous les événements de ce jour mémorable et les conséquences sublimes du système anthropo-zoologique ; les images, les invocations, les prosopopées s’enchaînaient les unes aux autres dans son esprit lumineux, jusqu’à ce qu’enfin ses paupières s’appesantirent et qu’il s’endormit profondément.


III


Les pâles rayons du crépuscule éclairaient à peine le petit hameau du Graufthal, lorsque Frantz Mathéus ouvrit les yeux à la lumière. Le coq rouge de Christina Bauer, sa voisine venait de l’éveiller par son cri matinal, au moment où Socrate et Pythagore lui posaient sur la tête des couronnes immortelles.

Cet heureux présage le mit aussitôt de bonne humeur ; il tira sa culotte et ouvrit sa