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LA NATURE

volant contre la rafale, l’œil au loin, ses ailes de fer rigidement tendues,


Vient, passe et disparaît majestueusement[1] ;


et plus haut que le plus haut sommet des Cordillières, dans les régions où l’aigle n’ose pas monter, où le vent lui-même n’atteint pas, le condor, poussant un cri rauque, s’enlève en fouettant la neige,


Et, loin du globe noir loin de l’astre vivant,
Il dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes[2].


Ces belles créatures, que le poète contemple d’un œil d’artiste, il n’a pas voulu seulement nous en montrer les formes élégantes, sinueuses ou massives. Il s’est efforcé de pénétrer jusqu’aux âmes rudimentaires qu’enveloppent ces peaux rudes, ces fourrures rayées, mouchetées, tachetées, ces plumes épaisses ou ces écailles aux reflets métalliques. Il ne voit pas dans les animaux, comme l’eût fait un disciple de Descartes, des automates compliqués marchant par roues et par ressorts. Il n’en fait pas non plus, comme un fabuliste, de simples prête-noms des qualités et des défauts de l’humanité. Il ne leur attribue pas à eux-mêmes, comme Buffon dans son Histoire naturelle, des vertus et des vices semblables aux nôtres la noblesse, la clémence et la magnanimité au lion au tigre, la bassesse, la cruauté et la férocité. Il ne leur prête pas non plus, comme Kipling, des propos pleins de profondeur et une sagesse merveilleuse. Il les prend tels qu’ils sont et pour ce qu’ils sont, des êtres soumis à la tyrannie de trois ou quatre instincts élémentaires, poussés irrésistiblement à l’acte par les images que déroule sous leur crâne plat, dans leur cerveau aux circonvolutions grossières, « le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais ». Dans la tête d’un ruminant, ce songe intérieur n’évoque que des visions paisibles, de vastes pâturages où l’on enfonce jusqu’au ventre, d’innombrables troupeaux paissant

  1. Poèmes Tragiques : L’Albatros.
  2. Poèmes Barbares : Le Sommeil du Condor.