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LECONTE DE LISLE

à l’ombre des arbres, au bord des eaux. Dans celle d’un grand fauve, ce sont d’autres scènes. Le jaguar, allongé sur une roche plate, lustrant sa patte d’un coup de langue et clignant ses yeux d’or hébétés de sommeil, n’a point l’âme bucolique


Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants[1]


Le poète n’en est ni surpris ni choqué. L’aigle qui fond sur une bête dans la plaine, la panthère qui déchire un cerf, le requin qui happe de ses mâchoires de fer toute proie qui passe à sa portée, lui paraissent accomplir leur fonction propre, celle pour laquelle ils ont été faits, comme le bœuf pour brouter l’herbe ou l’abeille pour butiner de fleur en fleur. S’ils tuent, s’ils dépècent, s’ils dévorent, ce n’est pas à eux qu’il faut s’en prendre, c’est à la nature qui n’entretient la vie — la vie des hommes aussi bien que celle des animaux — que par des massacres perpétuels.


La faim sacrée est un long meurtre légitime,
Des profondeurs de l’ombre aux cieux resplendissants,
Et l’homme et le requin, égorgeur ou victime,
Devant ta face, ô Mort, sont tous deux innocents[2].


N’y a-t-il pas cependant, pour animer ces créatures féroces ou grossières, d’autre impulsion que le retour périodique des instincts qui les poussent à se conserver et à se reproduire ? N’y a-t-il pas, dans leurs cœurs comme dans les nôtres, place pour des affections et des passions, pour l’amour et la haine ? Le roi du Hartz, le loup au poil rude que le poète nous montre, par une nuit glacée d’hiver, assis sur ses jarrets et hurlant à la lune, garde dans ses rouges prunelles l’image de la louve blanche et des petits qu’au retour de ses courses il a trouvés morts à l’intérieur de son antre, et de l’homme, du massacreur qui les a égorgés. Et du fond de ces âmes enténébrées semblent par moments monter

  1. Poèmes Barbares : Le Rêve du jaguar.
  2. Poèmes Tragiques : Sacra Fames.