Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

231
LES DERNIÈRES ANNÉES

républicain lui continua la pension accordée par l’Empereur, et le nomma en outre sous-bibliothécaire du Sénat. La fonction, où il eut pour collègues des littérateurs de genres divers et de talent inégal, Charles Edmond, Louis Ratisbonne, Auguste Lacaussade, Anatole France, était une sinécure. Il la prit très exactement comme telle.


Il s’était installé dans la grande bibliothèque où se trouve la coupole peinte par Delacroix, dans l’encoignure formée à gauche par la première grande fenêtre qui donne sur le jardin du Luxembourg. Là, assis à un petit bureau de bois noirci, il n’avait, sur le rayon qui le surmontait, que tes études bibliques de Ledrain, le Bhâgavata, le Ramayana et quelques livres de Louis Ménard. Il arrivait tous les jours vers une heure, fumait une ou deux cigarettes, rédigeait quelques lettres ou transcrivait des vers, d’une écriture lente et superbe. Il aimait surtout à causer, mais ne souffrait pas qu’un importun le troublât dans ses causeries ou dans sa quiétude[1].


On pense bien que personne ne s’avisait jamais de réclamer un livre à ce bibliothécaire olympien. Un jour, un jurisconsulte, nouvellement élu au Sénat, eut la témérité de lui demander le Prompiuarium de Cujas, et, après avoir été tout d’abord éconduit, la mauvaise grâce d’insister. Leconte de Lisle, furieux, feignit d’emmener l’indiscret à la recherche du volume et se vengea de lui en le perdant dans les couloirs.

C’est dans cette paisible retraite, dont la tranquillité n’était troublée que par la guerre d’épigrammes qu’il menait contre son collègue et compatriote Lacaussade, que vint le chercher le suprême honneur réservé chez nous aux gens de lettres. En 1873, et de nouveau en 1877, il s’était présenté sans succès à l’Académie française. Victor Hugo, non content d’avoir voté ostensiblement pour lui, lui adressait, au lendemain de ce dernier échec, la lettre suivante « Mon éminent et cher confrère,… je vous ai donné trois fois ma voix, je vous l’eusse donnée dix fois. Continuez vos beaux travaux et publiez vos nobles œuvres qui font partie de la gloire de notre temps… En présence d’hommes tels que vous, une Académie, et particulièrement l’Académie française, devrait

  1. Henri Welschinger, Leconte de Lisle bibliothécaire, dans le Journal des Débats du 16 août 1910.