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LECONTE DE LISLE

la fièvre et que la soif le dévorait. Toutes ses instances sont vaines. Sa famille rêve toujours pour lui d’une place de substitut, ou de procureur du roi, ou de juge auditeur au tribunal de Saint-Denis. Elle espère triompher de sa mauvaise volonté en le laissant, pendant le temps qu’il faudra, au régime de la vache enragée. On ne lui envoie plus d’argent, on ne lui écrit plus. Avec une aussi forte tête, la manière forte n’avait pas grandes chances de succès. Elle faillit mettre les choses au pire. Peu s’en fallut que Leconte de Lisle ne versât dans la bohème, et de l’espèce la plus déplaisante. N’avait-il pas imaginé, de concert avec un camarade — un capitaliste celui-là, le fils d’un notaire de la ville — de fonder un journal satirique, intitulé Le Scorpion. On se doute de ce que peut être, dans une ville de province, un journal satirique, de quels ragots il vit, à quelles inavouables rancunes, à quelles basses vengeances, à quelles louches entreprises il peut servir d’instrument. Rien que le titre de celui-ci était inquiétant. L’imprimeur auquel les deux associés s’adressèrent, quand il vit de quoi il retournait, refusa tout net. Sans sourciller, ils le citèrent à comparaître, le 28 décembre 1842, devant le tribunal civil de Rennes, en vertu de l’article 7 de la Charte de 1830, qui accordait à tout Français le droit de publier ses opinions. Le refus de l’imprimeur était une atteinte à la liberté de la presse. L’avocat du défendeur n’eut pas de peine à répondre qu’on ne pouvait forcer un imprimeur à imprimer un journal dont le premier numéro risquait de le conduire en police correctionnelle, et, sur avis conforme du procureur du Roi, les demandeurs furent déboutés, le 9 janvier 1843.

Cette fois, c’était la fin. La vie à Rennes n’était plus possible. À la hâte de quitter une résidence dont il avait épuisé les maigres charmes, se joignait chez le jeune homme le désir de retrouver sa famille et de revoir son île natale. Il avait, depuis longtemps déjà, le mal du pays. Pendant les premiers mois de son séjour en France, le changement de vie, la nouveauté des objets avaient distrait sa pensée de tout ce qu’il laissait derrière lui. Mais, depuis 1839, il y songeait souvent, et il n’y songeait pas sans regrets. Quelques lignes de Byron, qui lui tombaient sous les yeux, rame-