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LECONTE DE LISLE

possible d’avoir, sur cette période de sa vie, quelques demi-clartés.

Dans ces lettres, il n’est guère question, comme on peut le croire, des affaires que fait, ou plutôt que ne fait pas Leconte de Lisle. Depuis qu’il a écrit dans les journaux de Rennes et de Dinan et dirigé La Variété, il se sent homme de lettres jusqu’au bout des ongles. Le plus clair de ses loisirs, dans sa petite maison sous les manguiers, se passe à composer des vers, et aussi des nouvelles, qui sont d’un placement plus facile dans les gazettes du lieu. Adamolle se charge d’en faire insérer une dans le Courrier de Saint-Paul. Négociation épineuse, car Leconte de Lisle, avec ce caractère entier et cette raideur orgueilleuse que nous lui connaissons, est peu disposé à se soumettre aux volontés d’un directeur de journal. En envoyant sa copie à Adamolle, il le somme d’exiger en son nom « qu’il ne soit pas retiré un mot, une virgule, un alinéa ; sinon, non ! c’est-à-dire, renvoie-moi le tout ». Deux lignes plus bas, il y revient encore : « Ne fais pas la moindre concession au sujet de la bluette que voici j’en serai cruellement — et il répète, et il souligne — cruellement désobligé. » Les pourparlers ainsi engagés n’aboutissent pas. Le directeur du Courrier n’ayant point fait à Leconte de Lisle « les propositions qu’il était en droit, pensait-il, d’attendre de lui », le poète invite Adamolle à retirer le manuscrit. « Je t’écris cela parce que le bon plaisir d’un journaliste est moins que de la fumée pour moi, et que je suis habitué à leur imposer mes façons d’être et de voir, et non à supporter leurs éloges ou leurs critiques, dont je me soucie excessivement peu, et pour cause. » Question de principe. Il faut faire aussi la part de la mauvaise humeur. À la fin d’une de ces lettres, Leconte de Lisle l’avoue lui-même : « Je suis dans un de mes jours noirs aujourd’hui et je souffre affreusement, pour les causes que je t’expliquerai. »

De quoi souffre-t-il, et par qui ? Nous ne pouvons là-dessus que faire des conjectures. Très probablement, il souffre du contact journalier avec les planteurs et les négociants de Saint-Denis. Tout créole qu’il fût d’origine et de tempérament, il n’aimait pas les créoles, et les jugeait sans indulgence. « Le créole, écrivait-il