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LES DÉBUTS LITTÉRAIRES

entre le 25 octobre et le 29 novembre 1846, — est un appel non déguisé à l’insurrection. Après avoir évoqué, dès les premières lignes, le souvenir de la Convention Nationale, et réclamé l’avènement du droit et de la justice, l’auteur avertit les riches et les rois de prendre garde d’heure en heure approche « la guerre de celui qui n’a rien contre celui qui a tout ! » Il souhaite « une rénovation progressive et pacifique a mais, si la révolution ne peut se faire sans que le sang coule, « souvenons-nous, s’écrie-t-il en terminant, que nos pères ont combattu et sont morts pour le triomphe de la justice et du droit, et que nous sommes leurs héritiers. »

Il faut faire ici la part de rhétorique et de la surexcitation qui régnait à cette époque dans le petit cénacle mi-littéraire, mi-politique que fréquentait Leconte de Lisle, où, à des écrivains et des artistes d’opinions très avancées, comme Ménard et Thalès Bernard, le peintre Jobbé-Duval, le sculpteur Jacquemard, se mêlaient des révolutionnaires comme de Flotte, des bohèmes comme Bermudez de Castro, gentilhomme espagnol de la noblesse la plus authentique, qui sera expulsé de France après 1848, ou Cressot, que notre poète, quelqué dix ans plus tard, définissait « l’être le plus maigre et le plus nerveux que le soleil ait éclairé, homme de corde, homme de poignard, homme de fioles de poison, dramaturge et poète élégiaque ». Il faut tenir compte aussi de la situation personnelle de Leconte de Lisle, qui semblait revenu aux plus sombres jours de sa vie à Rennes. Dans la semaine même où il rédige l’article de La Démocratie Pacifique que j’ai cité tout à l’heure, écrivant au fidèle Bénézit, il fait allusion à « de cruels embarras de sa vie ». « Ils ont été de toute sorte pour moi en ces derniers temps, poursuit-il, moraux et matériels. J’en suis sorti avec plus d’une blessure. Le trouble et la nuit s’étaient faits dans ma conscience, mais je me suis aperçu à temps que je courais à ma perte morale. La lutte a été rude de grandes incertitudes m’ont assailli et m’ont déchiré en quatre sens contraires mais, au moment où cet orage intellectuel et moral prenait fin, voici que les exigences inexorables de la matière ont commencé leur œuvre. » Et il avoue des inquiétudes d’argent. Déjà, quelques mois plus tôt, il avait dû refuser àson ami de lui prêter 300 francs,