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LECONTE DE LISLE

monde dont il est le créateur. C’est le Dieu des Juifs, et c’est le Dieu des Chrétiens, et c’est aussi le Dieu des Philosophes ; c’est l’idée même de la Divinité à qui s’en prend le poète, et dont il entreprend, sous une forme concrète, de faire ressortir le mystère insupportable à la raison humaine, les contradictions et les impossibilités. Qaïn, qui n’a pas demandé à naître, Qaïn, qui porte le poids d’une faute dont il n’est pas responsable, Qaïn, voué par les instincts que son maître a mis en lui à la violence et au meurtre, et puis châtié pour s’y être abandonné, c’est l’homme, l’homme de tous les temps, qui proteste contre la destinée qui lui est faite, et, par sa bouche, c’est le problème du mal que pose, après tant d’autres, Leconte de Lisle, le double problème de la souffrance et du péché.


Ténèbres, répondez ! Qu’Iahveh me réponde !
Je souffre, qu’ai-je fait ? — Le Khéroub dit : Qaïn !
lahveh t’a voulu. Tais-toi. Fais ton chemin
Terrible. — Sombre Esprit, le mal est dans le monde.
Oh ! pourquoi suis-je né ? — Tu le sauras demain.


Il reprend la longue plainte élevée par les poètes depuis le commencement du siècle, celle que Lamartine avait poussée dans cette ode au Désespoir que l’adolescent de Bourbon copiait, on s’en souvient, d’un bout à l’autre sur son cahier, et aussi dans ses Novissima Verba ; celle que Vigny avait fait entendre dans ses poèmes bibliques, dans La Fille de Jephté, dans Le Déluge, dans Le Mont des Oliviers. Cette grande composition est, dans son inspiration première, fortement marquée de romantisme. Pour la bien comprendre, il faut la replacer à sa date, non pas 1869, où elle parut dans le second Parnasse Contemporain, mais 1845, où elle fut conçue en ses éléments essentiels. C’est en 1845, en effet, que, dans La Phalange, dont il était, comme on sait, un des collaborateurs, Leconte de Lisle put lire le compte rendu d’un ouvrage de Ludovic de Cailleux, Le Monde Antédiluvien, poème biblique en prose, et qu’il fut amené à lire l’ouvrage lui-même, auquel il doit la couleur générale de son oeuvre et nombre de traits dont il a enrichi ses descriptions. Mais si dans la partie descriptive de son Qaïn, il s’est largement et très heureusement