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ET LES DIEUX

souvenu de Ludovic de Cailleux, l’inspiration philosophique lui venait en droite ligne du Cain de Byron. Il avait découvert probablement le poète anglais au cours de son premier séjour en France. Sa correspondance et sa poésie de cette époque expriment à plusieurs reprises une admiration qui semble dans la première ferveur. Il était encore sous le charme en 1845, comme le prouve un article qu’il donna à La Phalange dans les premiers mois de l’année suivante, sur les Femmes de Byron. Il y parle avec le plus vif enthousiasme de « l’héroïque aventurier », de « l’homme immortel » tombé pour la cause de la liberté hellénique. « À l’un des horizons de ma vie, déclare-t-il, j’ai rencontré l’œuvre d’un grand poète, et maintenant, remis de l’éblouissement premier, je vais d’une page à l’autre, admirant et songeant. Avant d’écrire son Qaïn, il rêva sur celui de Byron. Il en mit dans la bouche de son propre héros les interrogations courroucées et menaçantes, les blasphèmes et les anathèmes, les refus hautains de plier le genou, d’adorer et de servir. Mais, — ce que Byron n’avait pas fait, — il couronna son œuvre par une allusion très certaine aux espérances dont l’entretenait sa foi humanitaire


Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais, disant que ton œuvre était bon,
Mon souffle, ô Pétrisseur de l’antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace,
Tu lui diras : « Adore » ! Elle répondra : « Non !… »

J’effondrerai des Cieux la voûte dérisoire.
Par delà l’épaisseur de ce sépulcre bas
Sur qui gronde le bruit sinistre de ton pas,
Je ferai bouillonner les mondes dans leur gloire,
Et qui t’y cherchera ne t’y trouvera pas.

Et ce sera mon jour ! Et, d’étoile en étoile,
Le bienheureux Éden longuement regretté
Verra renaître Abel sur mon cœur abrité ;
Et toi, mort, et cousu dans ta funèbre toile,
Tu t’anéantiras dans ta stérilité.


Ainsi se clôt cette ample déclamation que Leconte de Lisle, au dire de José-Maria de Heredia, voulut un moment retrancher de son œuvre, comme trop byronienne, qu’il garda cependant