Aller au contenu

Page:Etudes de métaphysique et de morale, 1916.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
29
E. BOUTROUX. — L’INTELLECTUALISME DE MALEBRANCHE.

Malebranche, par cette théorie, paraît limiter une fois de plus la portée de son intellectualisme. Que sont ces causes qui ne sont point causes, sinon le déguisement d’un continuel miracle ? Voici deux horloges sans communication entre elles, qui, néanmoins, sont toujours d’accord. C’est, apparemment, qu’un génie invisible en pousse continuellement les aiguilles.

Ainsi a-t-on souvent interprété, notamment en Allemagne, la théorie des causes occasionnelles. Mais il semble qu’en l’entendant de la sorte on en ait méconnu la signification. Que voudrait dire le mot « cause », appliqué à un phénomène qui serait sans lien aucun avec celui que l’on appelle son effet ? Si Malebranche entendait s’en tenir au système que l’on dénomme occasionalisme, pourquoi ne s’est-il pas contenté du terme « occasion » ?

Il y a, en réalité, deux parties dans sa doctrine, l’une négative, l’autre positive. Nulle chose créée ne peut être cause, au sens plein du mot, au sens de puissance créatrice, parce que la création est le privilège de Dieu. Mais on peut concevoir une cause, sinon créatrice, du moins déterminante, c’est-à-dire provoquant, en fait, d’une façon constante, l’apparition d’un certain phénomène ; et c’est là, précisément, le genre de causalité que Malebranche attribue aux créatures.

D’une part, nos sentiments sont absolument irréductibles à nos perceptions intellectuelles, tout de même que l’existence des corps est absolument irréductible à leur essence. Doctrine capitale, dans la pensée de Malebranche, car elle découvre l’erreur de Spinoza, qui, plaçant au sein même de Dieu le fini avec l’infini, ou anéantit le fini, ou ruine la perfection divine.

D’autre part, en même temps que, par sa puissance, distincte de son entendement, Dieu créa des choses finies, il établit entre elles des rapports précis et constants, grâce auxquels tout se passe comme si tel phénomène avait la propriété d’engendrer, de causer véritablement tel autre phénomène.

Si donc il n’existe pas de Nature, telle que se la figuraient les païens, pour qui c’était une divinité douée de puissance effective, il existe véritablement des causes naturelles, des lois naturelles et générales[1], introduisant l’ordre dans la portion de l’être qui échappe à la géométrie.

  1. Rech. de la V., VI, 3. Cf. Éclaircissements, 13. Entretiens sur la Métaphysique, IV, 11.