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E. CHARTIER. — L’IDÉE D’OBJET.

tions avant de connaître des positions intermédiaires ; et je n’aurai pas alors deux manières de passer d’un point à l’autre. Et il faut bien que j’aie ainsi déterminé des positions dans le monde en y traçant des droites ; car je n’ai pas pu connaître du premier coup, et je suis loin de connaître encore aujourd’hui, tout le détail des régions de l’Univers que je connais pourtant le mieux. Mon univers est encore abstrait et simplifié ; il le sera de moins en moins, surtout dans certaines parties. Mais l’Univers a toujours été pour moi tout l’Univers. Le nouveau-né veut saisir tout l’Univers avec ses mains, et trace ses premières actions sur un tableau de couleur uniforme, comme font aujourd’hui ceux qui, revenant méthodiquement à l’enfance afin de comprendre peu à peu ce que c’est qu’être un homme, tracent sur un tableau noir les éléments de la géométrie.

Ce qui nous empêche de bien concevoir cette histoire théorique, ce qui fait même que beaucoup de bons esprits se la représentent d’une toute autre façon, c’est qu’aujourd’hui, alors que nous sommes parvenus à l’âge adulte, nos actions habituelles, en s’entrecroisant, ont tissé autour de nous un univers plein de menaces. Notre action ne peut plus se diriger hardiment vers une fin, car nous connaissons les embûches des choses, et le moindre mouvement éveille tout un cortège de douleurs possibles ; et, comme la variété de nos sensations s’enrichit à mesure que nos sens s’affinent, comme les instruments grossissants nous font voir, dans un petit espace qui nous semblait homogène, encore tout un monde, nous venons à dire, nouveaux Héraclites, que tout est absolument divers et changeant dans la nature. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que les nouveaux sceptiques partent de cette conception dernière, que nous ne pouvons d’ailleurs atteindre qu’en paroles, comme si c’était notre première pensée, et tirent de là que l’espace et ses lois, ainsi que toutes les autres formes de la science sont des conventions qui expriment fort imparfaitement la nature des choses. Il est pourtant évident que, si avancés que nous soyons dans la connaissance du détail de l’Univers, nous sommes encore bien loin d’atteindre, soit dans la perception, soit dans la science, la nature d’Héraclite, en sorte que c’est bien cette nature-là qui est, comparée au réel dans lequel nous vivons, une abstraction et un discours bien fait.

Pour le mieux montrer, pour mieux faire voir que la perception procède nécessairement d’après les mêmes principes que la science, considérons la science et la perception d’une forme naturelle quel-