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G. LANSON. — À propos de la « crise du libéralisme »

pas quelque chose d’étranger et de contraire à la liberté : c’est simplement l’organisation légale de la liberté, la définition par la loi et la conservation par le gouvernement des libertés nationales. Encore ici il n’y a pas de contradictions entre la république libérale et la démocratie autoritaire : l’une est la réalisation de l’autre. Accepter, par exemple, l’autorité de M. Waldeck-Rousseau n’est pas ressaisir par une apostasie réactionnaire le principe de Louis XIV ou de Grégoire VII.

Je demande pardon au lecteur de la longueur de ces considérations et de ces distinctions préliminaires. Elles m’ont paru nécessaires pour dissiper l’inquiétude que peut produire l’exposition de M. Bouglé chez ceux qui ; comme moi-même, sont obstinés dans leur libéralisme, et n’entendent pas pourtant que leur libéralisme soit une duperie ou une désertion de la démocratie. J’arrive maintenant aux réponses positives, à l’énoncé de la conception et de l’organisation du libéralisme, de ce que je crois être le véritable libéralisme, et qui est parfaitement compatible avec la démocratie.

Dans l’état de société, disais-je, toute liberté est organisée, et toute liberté organisée est une liberté limitée. Une limite de la liberté est nécessaire : car une liberté, dans son jeu, se heurte sans cesse à la liberté d’autrui. Il faut assigner le point où chaque liberté individuelle peut s’avancer, et qu’elle ne doit pas dépasser, parce qu’elle envahirait le domaine d’une autre liberté individuelle[1]. Mais s’il y a un cas où ma liberté puisse jouer d’une façon illimitée sans restreindre le jeu des autres libertés, là la société n’a qu’à reconnaître, et non pas à régler la liberté. Ce cas existe, dans l’exercice de la pensée. Je puis penser tout ce que je veux, sans que mon voisin perde un atome de sa liberté de penser tout ce qu’il veut. La liberté de penser ne doit donc recevoir aucune restriction. La société n’a pas le droit d’en imposer une, parce que dans l’état de nature, dans la pure et complète anarchie, il n’y a pas ici de privilégiés, et il n’y a pas d’opprimés. Le plus stupide et le plus ignorant peut faire échec au plus intelligent et au plus savant, ne pas se laisser entamer, ni diriger : cela reste toujours à sa portée. Et chaque individu peut étendre indéfiniment sa pensée, s’approprier un nombre illimité de vérités : ni l’activité, ni la jouissance des autres esprits ne recevront pour cela de diminution.

  1. Déclaration des droits de l’homme, art. 4.