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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

J’ajoute que dans une démocratie, avec le suffrage universel, on ne peut concevoir aucune restriction à la liberté de penser, sans fausser l’institution sociale, sans en faire un mensonge et un trompe-l’œil. La liberté des suffrages, le régime parlementaire ou populaire, supposent la libre discussion des intérêts publics, et le libre examen de tout ce qui peut être matière de croyance, ou but d’action. Si le peuple fait la loi, a droit de changer la loi, il faul que chaque citoyen ait droît de critiquer la loi, et d’en proposer le changement. Si le gouvernement est le mandataire du peuple, il faut que chaque citoyen ait droit de censurer le gouvernement et d’en proposer la révocation. Tout doit pouvoir se penser, se dire, s’écrire, sans qu’aucune contrainte restrictive ou répressive intervienne. L’idée subversive et abominable aujourd’hui sera peut-être la légalité de demain, et la conscience des honnêtes gens du siècle prochain aura peut-être pour contenu ce que les honnêtes gens d’aujourd’hui appellent des rêves fous ou des doctrines scélérates.

Comme on voit, la liberté de pensée ne va pas sans la liberté de manifester la pensée, de l’exposer au jugement des autres hommes libres de la rejeter ou de la recevoir. Donc liberté de la parole, et liberté de réunion. Liberté de l’écriture, et liberté de la presse. Sous aucun prétexte, il ne faut toucher à ces libertés-là.

Cela ne veut pas dire que le journaliste sera soustrait à la puissance des lois. Le journal, manifestation de la pensée humaine, est intangible. Mais le journal ne sert pas toujours et seulement à manifester de la pensée. Il y a des articles de journaux qui sont non pas des pensées, et comme tels soustraits à l’autorité de la société, mais des actes, et comme tels soumis à la juridiction de la société. Qu’on me comprenne bien : je ne parle pas de tendances, de suggestions, de provocations générales : je parle d’actes précis et particuliers, de concours donné à une entreprise précise et particulière. Une fausse nouvelle qui amorce un coup de bourse, une diffamation qui atteint les intérêts d’un particulier, n’ont aucun titre à se réclamer de la liberté de penser. Au point de vue politique, écrire : « Ne serons-nous jamais délivrés de ce sale gouvernement ? » ou : « Qui donc nous délivrera, etc. ? » ou même : « Si le général X… avait de l’énergie, il aurait vite fait. », c’est de la spéculation, et comme telle, irrépressible. Mais écrire : « Rendez-vous à trois heures, place de la Concorde » ; ou bien : « Demain, à la place de La Nation, et que chacun ait matraque ou revolver », ce n’est plus là de la théorie : c’est de