Page:Eugène Le Roy - Carnet de notes d’une excursion de quinze jours en Périgord, 1901.djvu/13

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assez bien construites ; mais il reste encore quelques misérables bicoques en bois et torchis, qui donnent une idée de ce qu’était autrefois le pays. Près de la gendarmerie, un petit monument, récemment inauguré, porte les médaillons de bronze des deux apôtres de l’assainissement de la Double : le docteur Piotay et le baron de Saint-Saud.

Restes de l’ancienne misère de la contrée, je remarque des enfants et même des femmes, marchant nu-pieds.

À quatre heures nous prenons le courrier de Montpon. Dans la voiture monte un brave piéton qui habite aux environs. Une forte odeur, que j’attribue un instant à ses chaussettes, nous envahit. Mais après son départ nous reconnaissons que cette odeur provient d’une cargaison de fromages des trappistes.

L’aspect général du pays est sauvage et triste. De faibles ondulations, des petits coteaux arrondis, se succèdent et moutonnent au loin, couverts d’ajoncs et de landes humides, où paissent çà et là des brebis, ou de bois de pins à la verdure sombre, et de taillis épais et profonds où dorment sur leur liteau des loups de plus en plus rares, et, dans leur bauge, des sangliers. Ces faibles coteaux sont séparés par des combes sinueuses, irrégulières, au fond desquelles sont des nauves ou prairies mouillées, et parfois des ruisselets souvent peu différents d’un fossé. Dans ces combes, ou petits vallons, on voit encore l’emplacement et des restes de chaussée des étangs, aujourd’hui desséchés, qui empoisonnaient le pays. Une sorte de poésie mélancolique, non sans charme, se dégage de ces solitudes ; et il est telle maison perdue au milieu des landes et des bois, et entrevue de loin, où je ferais volontiers élection de domicile, malgré la mauvaise réputation du pays.

Pourtant la Double n’est plus tout-à-fait le pays sauvage et misérable d’autrefois. Elle est couverte d’un réseau de routes et de chemins qui se rejoignent, s’embranchent et s’entrecroisent dans toutes les directions : on n’a que l’embarras du choix — à la lettre — lorsqu’il n’y a pas de poteau indicateur. Sur le bord de la route de Montpon, on trouve, de distance en distance, des défrichements découpés dans la lande, des champs cultivés, des vignes vigoureuses et des maisons passablement bâties, qui ne ressemblent en rien à ces chétives cabanes au sol de terre battue, où autrefois le paysan fiévreux couchait à côté de ses bestiaux. L’habitant lui-même se transforme. J’ai trouvé des paysannes de figure régulière et fine, parlant assez correctement le français et, ce qui m’a étonné, sans accent prononcé.

Voilà ce qu’est aujourd’hui la Terre de la Conquête, l’antique forêt de Double, la Silva Edobola où, au huitième siècle, périt l’indépendance de l’Aquitaine avec Vaïfre, son dernier duc souverain.