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Page:Eugène Le Roy - Le Moulin du Frau.djvu/236

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point la misère et n’enviant pas la richesse. Quelquefois, je me pensais combien j’avais eu raison de laisser la ville pour venir demeurer au Frau. Si j’étais resté à la Préfecture, j’aurais été pour ainsi dire toujours esclave et prisonnier dans un bureau ; je me serais marié avec une demoiselle qui aurait voulu faire la belle dame, être cossue pour aller à la promenade, à la musique et au bal ; j’aurais eu une femme que les officiers auraient guignée si elle avait été jolie, et qui m’aurait peut-être fait tourner en bourrique et ruiné. Au lieu de ça, j’étais libre, maître chez nous, ne devant rien à personne, travaillant comme je l’entendais ; et j’avais une bonne femme bien aimante, bonne ménagère, ne pensant qu’à bien faire à ceux qui étaient autour d’elle, et à faire prospérer la maison.

Lorsque j’étais à portée de chez nous, je faisais claquer mon fouet, ce qui faisait enlever nos pigeons picorant dans l’orge ou la garaube, et je voyais venir sous l’auvent, ou se mettre à la fenêtre, ma Nancy, qui me faisait signe de loin, et ça me donnait des jambes pour finir d’arriver quand j’étais fatigué.

Au bout de quelque temps, la Marion me dit :

— Écoutez, Hélie, votre femme est une bonne femme, ça c’est sûr, et quelqu’un qui dirait le contraire, je lui dirais qu’il en a menti ; mais, depuis longtemps, j’ai toujours été chez des curés, habituée à mener les choses à ma mode, n’y ayant pas d’autre femme chez eux, de manière que je ne sais pas faire autrement. Or, à cette heure, il est juste que votre femme soit maîtresse ici et qu’elle gouverne tout à sa fantaisie ; mais moi, vous comprenez, j’ai quarante ans passés, et j’ai pris des habitudes que je ne saurais pas perdre comme ça. Il vaut mieux que vous preniez une chambrière jeune, qui aidera votre femme et qu’elle apprendra à sa manière, et moi je me cher-